Il est indispensable de « sauver » ce livre perdu chez Trédaniel, l’éditeur « généraliste » qui a racheté Les Deux Océans


LES DITS DE LALLA

XIVe siècle, au Cachemire

ET LA QUÊTE MYSTIQUE

1999

Présentation et traduction du cachemirien

par Marinette Bruno

Avec, pour quatorze dits, la version sanskrite

de Rajanaka Bháskara, traduite par Colette Poggi.

www.lesdeuxoceans.fr webmaster@lesdeuxoceans.fr

© Les Deux Océans, 1999, 19, rue du Val-de-Grâce 75005 - PARIS


A la mémoire vénérée de Lilian Silburn 1908-1993 en toute reconnaissance


INTRODUCTION

Lalla et ses Dits

AU CACHEMIRE, AU XIVe SIÈCLE

[…] Le contenu de ses quatrains, qui révèle son véritable centre d'intérêt, concerne une expérience de toute intériorité, une quête ardente au cours de laquelle (si l'on me pardonne une formulation sommaire) le chercheur se dégage du monde de la multiplicité -ce flot du devenir (samsára) qui constitue la vie ordinaire et emporte tout un chacun- afin de suivre le chemin de la délivrance jusqu'au bout, jusqu'à ce que, devenu un "libéré vivant", il s'identifie à la Réalité absolue.

Puisque la poésie de Lalla est ainsi centrée sur la "libération", c'est le contexte spirituel de l'époque qu'il faut interroger pour mieux la situer.

On retrouve dans cet extrême nord de l'Inde les mêmes courants que dans le reste de la péninsule, non sans quelques variantes et surtout avec une branche de l'hindouisme tout à fait originale, d'un ésotérisme subtil, le shivaïsme non dualiste du Cachemire. A travers ses poèmes, nous le verrons, Lalla nous apparaît comme une yoginî shivaïte; néanmoins, elle connaissait bien les autres composantes du cadre religieux.

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Des anciennes croyances en plusieurs divinités avec les pèlerinages à d'innombrables lieux sacrés qu'elles entraînaient, il devait rester longtemps le culte du nâga, le serpent', symbole de vie profonde, abyssale, que l'on honorait tout particulièrement dans les sources/2 1. Certes, un tel culte ne concerne point Lalla mais il est bon de se familiariser avec cet aspect positif du symbolisme du serpent en Inde.

Le bouddhisme semble avoir été introduit dès le IIIe siècle avant notre ère sous l'impulsion de l'empereur Moka, mais il se répandit surtout à partir de la fin du premier siècle de notre ère et il se maintint, non sans quelques éclipses dues à des persécutions et non sans finalement décliner, jusqu'aux XIIIe-XIVe siècles, alors qu'il avait déjà presque disparu du reste de l'Inde. Le Cachemire, où aurait eu lieu le quatrième concile, a joué un rôle important dans l'histoire du bouddhisme à maints égards, tout spécialement en ce qui concerne la diffusion des textes. Et le Grand Commentaire sur la Perfection de Sagesses dont la philosophie avait été élaborée par Nágárjuna et son école de la Voie du Milieu ou Madhyamaka au cours des IIe et IIIe siècles fut même probablement, selon E. Lamotte, rédigé au Cachemire au IVe siècle; il nous est parvenu sous forme d'une version chinoise due à Kumarajiva. Ajoutons que ce célèbre traducteur, d'origine koutchéenne, avait été dans sa prime jeunesse initié au bouddhisme au Cachemire.

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Dans ce pays vécut aussi Vasubandhu, de l'école Vijñánaváda ou Yogácára -école qui insiste, comme ses deux noms le suggèrent, sur la connaissance ou conscience et sur la pratique, et qui ne fut pas sans influencer le shivaïsme non dualiste.

A partir de brillants foyers culturels nombre de savants cachemiriens partaient en mission vers l'Asie centrale et la Chine, nombre de bouddhistes chinois venaient étudier là le sanskrit et les textes. Hivan-tsang, au Vlle siècle, y passa deux ans et il a laissé de vivantes descriptions du pays ainsi que de sa culture à

l' époque.

Une autre activité se développa avec l'introduction du bouddhisme au Tibet aux VIIe-VIIIe siècles, les échanges entre bouddhistes cachemiriens et bouddhistes tibétains devenant vite très riches et très suivis'.

L'accent mis par Lalla sur les méfaits du désir et de l'illusion n'est pas sans rappeler l'analyse du Bouddha concernant l'origine de la souffrance et l'ignorance, même si shivaïtes et mystiques de toutes religions sont d'accord sur la nécessité de rompre l'attachement et de transcender la pensée. D'autre part, l'importance qu'elle accorde au vide et au Vide par-delà le vide évoque la notion-clé de l'école de la Voie du Milieu, même si les shivaïtes, eux aussi, discernent une vacuité et qu'ils la distinguent de la conception bouddhiste. Enfin, Lalla privilégie sahaja2, formulation d'une expérience que l'on retrouve dans le bouddhisme.

Avant, pendant et après le bouddhisme, l'hindouisme perdurait avec des cultes et des systèmes se rattachant au vishnouïsme ou au shivaïsme disons, en simplifiant beaucoup, plutôt dualistes. Au début du IXe siècle, à une époque de grande prospérité ainsi que d'effervescence philosophique et religieuse,

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avec la révélation (entourée de légendes) des Sivasûtra/l faite à Vasugupta, le courant shivaïte déjà mentionné apparut au grand jour et bientôt s'épanouit. Plus fortement tantrique et strictement non dualiste, s'adressant à tous sans distinction de rang, de caste ou de sexe, il se réclamait de ceux des Traités anciens2 qui étaient non dualistes et qui constituèrent en quelque sorte le corpus de base; beaucoup sont aujourd'hui perdus. A partir des Sivasútra, un enseignement moins technique et plus philosophique va se développer au long de plusieurs siècles en nouveaux traités et en maintes gloses de ceux-ci ou des textes anciens. Nombre de ces ouvrages sont à leur tour perdus mais ceux qui restent laissent voir l'importance d'un mouvement diversifié en plusieurs écoles qu'illustrèrent des maîtres éminents dont les oeuvres ont formé le Spanda sástra et le Pratyabb ' castra, le premier, ou corpus de la Vibration (spanda, vibration originelle de la Conscience, qui fonde et soutient toute vie, énergie vibrante), avec en particulier Vasugupta et Bhatta Kallata, le second, ou corpus de la Reconnaissance ("reconnaissance du Soi comme identique à Siva"3), avec Somananda puis son disciple, Utpaladeva. Ces deux derniers auteurs ainsi que Bhattanáráyana sont les chantres de la bhaktí qui conduit vers Dieu par une voie d'amour, d'élan, d'intuition et qui inspire la parole de Lalla.

Le plus grand et le plus célèbre de ces shivaïtes cachemiriens fut sans conteste Abhinavagupta, philosophe et mystique, exégète

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et poète, fin connaisseur en art, auteur d'oeuvres majeures (Xe-XIe siècles)1 . Dans son Tantraloka2, il décrit pratiques et rites mais surtout il présente les systèmes philosophiques et tantriques ainsi que les voies de libération avec profondeur et ampleur de vue. L'ouvrage est considéré comme une véritable somme, une somme du Trika, terme qui peut désigner un courant particulier mais le grand maître donna tant de force et d'éclat au Trika que celui-ci apparait comme le couronnement de plusieurs systèmes3. Abhinavagupta est toutefois plus connu dans le reste de l'Inde pour ses théories originales concernant le sentiment esthétique. Nommons aussi son cousin et disciple, Kemaraja.

Le shivaïsme non dualiste connut une grande floraison à partir du VIIIe ou du IXe siècle jusqu'aux XIIe-XIIIe siècles tout en demeurant sans doute l'apanage de cercles cultivés. Au XIVe siècle, Lalla toucha le peuple en s'exprimant dans sa langue, mais déjà un déclin de l'hindouisme s'était amorcé dans le pays et il alla s'amplifiant. Malgré cet affaiblissement et l'expansion concomitante de l'islam, le shivaïsme non dualiste resta vivant sans toutefois produire d'autres oeuvres majeures (à de rares exceptions près vers le XVIIIe siècle) et il s'est maintenu jusqu'à une période toute récente avec le Swami Lakshman Joo qui enseigna à Srinagar pendant plusieurs décennies, entouré de disciples et d'étudiants dont certains venaient d'Occident.

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Pour achever cette esquisse de l'ambiance religieuse au XIVe siècle, il reste à évoquer l'islam. Tandis que l'Inde des plaines (longtemps avant le Deccan) avait subi et allait encore subir les assauts dévastateurs des armées musulmanes -turques au XIe siècle, afghanes aux XIIe-XIIIe siècles, etc., plus tard mongoles avec Timour (ou Tamerlan) à la fin du XIVe siècles- la pénétration musulmane au Cachemire fut tardive et elle eut un côté pacifique à ses débuts avec l'arrivée de soufis bienveillants, éclairés, qui venaient d'Asie centrale. Bulbul Shah, originaire du Turkestan, appartenait à l'Ordre de Sohrawardi; il mourut en 1327. Puis, Sayyid `Ali Hamadani, appelé au Cachemire Shah Hamadan2, de l'Ordre de Naqshband (son contemporain), fit plusieurs séjours dans la Vallée vers 1370-1380; au cours de l'un d'eux, il était accompagné par sept cents sayyrd qui fuyaient la persécution lancée en Perse par Timour. Shah Hamadan, philosophe et poète, auteur de nombreux ouvrages, eut une grande influence, opéra de multiples conversions et mourut en 1384. Sa rencontre avec Lalla, vraisemblable quoique contestée, nous est connue à travers les légendes3 .

Néanmoins, la pénétration musulmane comporta aussi des exactions, des conversions forcées et des épisodes de violence. Si l'on ajoute à cela que certains aspects décadents se faisaient jour chez les hindous, il apparaît que le XIVe siècle fut une période de troubles et de transformations. Bien avant le milieu du siècle, le Cachemire avait un souverain musulman et l'islam se répandait dans l'ensemble de la population à l'exception des brahmanes; dans la dernière décennie -après la mort de Lalla- la persécution des hindous s'intensifiait.

En dépit des bouleversements et des vicissitudes, grâce à l'esprit de tolérance et à la compréhension de vrais sages qui savaient trouver l'Un sous la multiplicité des noms et prôner

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l'intensité de la vie intérieure au lieu de l'attachement aux rites et autres formes extérieures de culte, le pays vit naître un ordre religieux original fondé par Sheikh Núr-ud-din, ou Nand Rishi : l'Ordre des Rishis islamiques du Cachemire dont les membres venaient aussi bien de l'hindouisme que de l'islam; tolérant et bienveillant envers tous, il était honoré par tous.

Un mouvement analogue allait apparaître en Inde au siècle suivant, notamment autour de Kabir'. Lalla en est parfois considérée comme l'annonciatrice.


LALLA : VIE ET APPROCHE DE L'EXPERIENCE

Une vie baignée de légendes

Lalla vécut donc en ce siècle mouvementé et de sa vie l'on ne sait presque rien de sûr : sa personne nous apparaît toute enveloppée de paradoxes et d'énigmes.

Singulière figure en effet que celle d'une poétesse admirée dont l'Histoire n'a retenu ni les dates exactes ni la biographie mais dont la légende s'est emparée très vite et de façon durable au point que, naguère encore, la plupart des Cachemiriens pouvaient vous raconter de mémoire plusieurs anecdotes plus ou moins mythiques ayant Lalla pour héroïne.

Singulière figure aussi que celle d'un auteur qui n'a laissé aucun écrit : les quatrains de Lalla sont des "dits" jaillis dans l'inspiration du moment et recueillis par ses amis ou ses disciples, puis transmis au long des siècles de bouche à oreille, le plus souvent par des admirateurs fervents; nombre de "dits" sont même devenus des proverbes. Au XIVe siècle, la langue populaire du Cachemire n'était d'ailleurs pas une langue couramment écrite -l'orthographe n'en fut fixée que vers la fin du XIXe siècle- la langue savante étant le sanskrit. Et pourtant Jayalal Kaul, dans l'étude largement informée qui introduit à sa

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traduction en anglais des quatrains, voit en cette poétesse qui ne laissa pas d'écrits l'artisane du cachemirien moderne'. Mais ce n'est là qu'un exemple de l'importance accordée en Inde à la tradition orale, transmise de la bouche du maître -celui qui sait par expérience personnelle- à l'oreille du disciple -celui qui cherche à réaliser cette expérience.

Singulière figure enfin que celle d'une yogínJ que les musulmans tiennent en très haute estime, allant même jusqu'à la considérer comme convertie à l'islam et ayant eu un maître soufi. Jayalal Kaul cite la première mention écrite que nous ayons d'elle (1654) qui se trouve justement due à un musulman, Baba Dawúd Mishkáti : "[...] Toute absorbée en Dieu, telle était Lalla `Arifa, constamment consciente [de Sa présence ...] et elle connaissait le chemin de la Vallée de la Vérité (hagg )" . Ce dernier terme désigne la suprême Vérité, Dieu, et ` árifa désigne celle qui sait, l'initiée. Selon un autre chroniqueur elle est "la seconde Rábi'a"2, Rábi'a étant la très grande sainte de l'Islam.

Que savons-nous donc de Lalla? Et d'abord de son nom? Dans ses quatrains, notre poétesse se nomme elle-même Lal. On l'appelle couramment au Cachemire Lal Ded (Grand-mère Lal) ou encore, en incluant un titre honorifique, Lalisvari. Lal devenant en sanskrit Lallá, il n'a pas semblé abusif de le franciser en Lalla, d'autant que la prononciation cachemirienne se situe entre Lal et Lalla.

Les énigmes commencent dès sa naissance (et les légendes concernent même ses vies antérieures), naissance dont la date se situe en 1301 selon tel chroniqueur musulman, d'autres disent vers 1334, d'autres encore en 1346, assez vraisemblablement autour de 1320. Et elle mourut sans doute quelque soixante-dix ans plus tard.

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Il est néanmoins certain qu'elle naquit dans une famille de brahmanes et probable qu'elle reçut une éducation soignée. Ses poèmes montrent qu'elle connaissait les grands systèmes religieux dont les traités et les gnoses étaient rédigés en sanskrit et tout spécialement le shivaïsme non dualiste mais on ne saurait dire à quelle époque elle acquit cette connaissance.

Elle dut épouser très tôt un tout jeune brahmane de Pampor dont la mère (ou belle-mère?) fut, selon maints détails légendaires, méchante à son égard, la harcelant, mettant une pierre dans son assiette sous une mince couche de riz, et même éveillant chez son mari des inquiétudes quant à sa façon de passer la matinée lorsqu'elle allait chercher de l'eau à la fontaine. En fait, la malheureuse profitait de l'accalmie pour prier et méditer, mais son mari commençait à avoir des soupçons et un beau jour, dit-on, comme elle arrivait avec la cruche sur la tête, il frappa la cruche à coups de bâton. La cruche se brisa mais l'eau demeura sur la tête de la jeune femme comme un bloc de glace. Alors, Lalla remplit tous les pots de la cuisine et jeta le reste dehors. Ce reste forma bientôt un bassin, et le "Bassin de Lalla" resta rempli d'eau jusqu'en notre siècle.

Lalla, qui aurait tout supporté pendant une dizaine d'années et qui n'avait pas d'enfants, finit par quitter la maison (à moins qu'elle n'en fut chassée) pour partir en ascète errante. Tout le reste de sa vie baigne aussi dans la légende, tant en ce qui concerne son Maître spirituel, Siddha Srikantha, peut-être connu chez son père, que d'éventuelles rencontres avec Shah Hamadan et Nand Rishi.

Selon une de ces légendes, ou plutôt une version de l'une de ces légendes, Lalla qui allait nue parce que, disait-elle, "N'est un homme que celui qui craint Dieu, or il y en a si peu que ce n'est pas la peine de se vêtir", Lalla donc marchait nue sur une route qui traversait un village lorsque soudain elle aperçut quelqu'un qui surgissait au loin. Cette fois elle voulut se cacher et entra chez un épicier qui la chassa, elle courut alors chez le boulanger et bondit dans le four brûlant en disant : "Voilà un homme!" Cet homme était Sayyid `Ali Hamadáni qui, arrivant à la hauteur de la boutique, demanda s'il n'y avait pas une jeune femme dans les

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parages, et voilà que celle-ci apparut, revêtue de la robe verte du Paradisi. Alors, tous deux poursuivirent de concert leur chemin (mystique).

Et voici la dernière légende : un jour, Lalla s'assit dans un grand bassin et se dissimula en plaçant un autre bassin comme couvercle par-dessus. Les gens qui la virent étaient perplexes et assez effrayés. Lorsque, au bout d'un certain temps, ils soulevèrent le couvercle, il n'y avait plus rien à l'intérieur.

Si ces légendes et tant d'autres ne nous informent guère sur les faits, certaines peuvent avoir un sens symbolique et toutes prouvent l'amour, le respect et l'admiration que notre ascète poète avait suscités autour d'elle, témoignant par là de son rayonnement exceptionnel. Peu importent d'ailleurs nos incertitudes concernant sa vie et sa mort puisque nous avons nombre de ses poèmes, des poèmes bien réels et fort beaux où elle a exprimé tout ce qui comptait pour elle et c'est précisément ce qui comptera pour nous.

Que contiennent-ils donc les quatrains égrenés par la yogrni errante au fil des chemins? Ils n'évoquent jamais les conditions de vie difficiles qui durent être les siennes. Ils ne se tiennent pas à des remarques de bon sens ou de morale courante, comme tant d'autres poèmes à l'époque. Ils ne dispensent pas un enseignement philosophique argumenté. Ils ne constituent pas non plus l'épanchement d'un mysticisme sentimental confus. Ils disent, en un style dense, la vie mystique véritable, ce qui est tout autre chose. Ils témoignent d'une expérience intérieure de toute intensité, riche, achevée, maîtrisée, l'accomplissement même que les Traités présentent comme but ultime. Les dits de Lalla jaillissent de cette merveilleuse réalisation intime qui imprègne toute l'existence et transfigure le monde. Vrai cri du coeur, ils correspondent tantôt au besoin de témoigner d'une expérience exceptionnelle, tantôt au désir d'aider ceux qui s'adonnent à la même recherche, ou qui voudraient le faire, ou qui croient le faire

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et se trompent de chemin. Ils encouragent le disciple ardent ou perplexe, interpellent le pandit têtu ou l'ascète épris de rites, et souvent résolvent pour eux tel ou tel problème. Certains offrent un condensé impressionnant de l'ensemble du chemin. Parfois Lalla s'adresse à elle-même -ce qui est aussi une leçon pour autrui!

Et n'est-ce pas parce que, loin des détails matériels, des arguties et des prétentions qui divisent ordinairement les adeptes, elle a obtenu un accomplissement qui mérite d'être situé au coeur même ou au sommet, comme on voudra, de toute religion que les hindous la reconnaissent comme hindoue, que les musulmans la considèrent comme étant des leurs, que d'autres aussi peuvent trouver là une vraie réponse à leur quête profonde?

Quoique formulés dans la langue courante, ces quatrains ne relèvent point de la poésie populaire; ce qu'ils décrivent de façon vivante et imagée, en de très beaux vers cachemiriens, n'est autre que l'expérience spirituelle à ses plus hauts niveaux, expérience vécue qui sous-tend les conceptions métaphysiques exposées en sanskrit dans les traités et les gnoses. Lalla s'adressait à des gens dont beaucoup étaient imprégnés de l'ambiance religieuse shivaïte et certains, familiers des grands textes pour les avoir lus ou entendu réciter. Afin de bien comprendre ses poèmes, il importe donc d'être informé des conceptions shivaïtes de base qui les sous-tendent et peuvent les éclairer. Le processus de la manifestation, les voies de libération et les pratiques qui concernent le souffle et les mantra sont esquissés en Annexe, néanmoins il peut être utile de définir dès maintenant plusieurs jalons dans la perspective de cette expérience.


Quelques termes-clés pour l'approche d'une expérience.

Pour un hindou (ou un bouddhiste), le monde tel qu'il est perçu par l'homme ordinaire -c'est-à-dire ce que nous croyons

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être la réalité-, par comparaison avec ce dont l'homme libéré a l'expérience et dont témoignent son message, son comportement et son rayonnement, apparaît comme un niveau tout à fait superficiel et même comme une vue complètement erronée du monde et des hommes, vue qualifiée d' "illusion", máyá, le mot n'impliquant pas pour ces shivaïtes, contrairement à ce que pensent les vedántin, que le monde soit illusoire.

Pour eux, en effet, l'illusion relève d'une connaissance erronée due aux défauts du sujet connaissant. Ces défauts apparaissent au cours de la manifestation, celle-ci se déployant à partir de la pure Conscience originelle en tattva, catégories ou niveaux d'existence de moins en moins subtils puis de plus en plus différenciés, limités, déterminés'. Au niveau de la vie humaine ordinaire, le Sujet connaissant est devenu un individu (apu, un atome, un fragment), c'est-à-dire un être limité, isolé qui n'a plus, de lui-même et du monde, qu'une connaissance dégradée, fragmentaire et confuse : il est en proie à máyá -certains textes et Lalla elle-même emploient parfois le terme nicha, confusion. Il s'agit en effet d'une double confusion : nous prenons à tort cet individu, ce moi factice (ahamkára), pour le Soi et nous nous laissons fasciner par le monde que construit ce moi limité. Or, le `moi' ne constitue pas notre vraie nature, et ce qu'il saisit, ou plutôt construit, du monde trahit la réalité profonde de celui-ci.

Dans de telles conditions, plutôt que de vouloir libérer au maximum les facultés (de parole, de pensée, d'action, etc.) de cet individu aux multiples conditionnements -ce qui constitue notre idéal occidental de liberté2-, il convient d'effacer en quelque sorte ce personnage limité et de chercher à découvrir ce qu'il cache, le véritable Sujet connaissant, le Soi profond ou átman. Par l'effet de la grâce3 qu'accorde Siva en la plus haute de ses fonctions,

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celle par laquelle Il se révèle, l'émergence du Soi s'accomplit, l'égarement commence à se dissiper et il s'instaure une nouvelle manière d'être au monde qui, au terme d'une plus ou moins longue transformation intérieure, pourra conduire à moksa, la libération ou délivrance. Le "libéré vivant" sera alors délivré de sa pseudo-connaissance en même temps que du `moi' ou individu ou sujet prétendument connaissant qu'il était ou plutôt qu'il se croyait être; il aura recouvré sa vraie nature, sa nature divine.

Ainsi, Lalla dénonce d'abord la fascination du monde ou maladie de l'existence par laquelle, s'attachant à de fausses valeurs et devenant esclave de ses propres désirs, l'homme ajoute noeud sur noeud "au filet enchevêtré du devenir" (quatrain 11); elle regrette de s'être elle-même attardée sur la berge accidentée (de ce devenir), loin de la grand'route (de l'Unité) (quatrain 8). Car rien de tout cela ne procède de sa nature profonde.

Mais lorsque, beaucoup plus tard, elle est "toute entière en Dieu même absorbée" (quat. 130), lorsqu'elle "ne voi(t) plus au monde que Dieu seul" (quat. 131) et que pour elle "tout est égal" (quat. 142), lorsque tous ses actes sont devenus une forme de culte et ses paroles des mantra (quat. 147), alors, sa vraie nature joue librement.

Entre les deux extrêmes ainsi illustrés, à savoir entre l'esclavage du devenir et l'accomplissement suprême, se déroule toute l'expérience spirituelle ou mystique -une véritable métamorphose. Elle commence vraiment pour Lalla avec la parole douée d'efficience de son Maître spirituel qui la précipite dans ce que l'on peut appeler le domaine de l'Intériorité mystique ou de l'Intime, au plus profond duquel le Soi se découvre.

A partir de là, en cet "au-dedans" ( andaray, quatrain 18), tout va se jouer en des états de conscience auparavant insoupçonnés - c'est pourquoi il est si difficile d'en parler- et qui deviendront de plus en plus subtils. Loin d'une ascèse volontariste et mécanique, Lalla a vécu et recommande une quête ardente qui allie certitude intuitive et élan d'amour ( bhaktr), et dont le complément naturel comporte renoncement, dépouillement, vacuité. Les pratiques

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yoguiques elles-mêmes concernant le souffle ou l'énergie ascensionnelle' ainsi que les mantra2 relèvent évidemment du corps mais surtout de l'énergie subtile et de la conscience.

Au terme de la quête, le Soi d'abord trouvé dans l'intériorité se révèle en sa nature de Soi cosmique comme l'Un, le Seul, mais l'Un qui est le tout. A plusieurs reprises au long des poèmes et surtout vers la fin, le lecteur pourra entrevoir les différents aspects sous lesquels Lalla tente de lui rendre présente l'indicible non-dualité enfin reconnue.

Ce mystère ô combien paradoxal de la non-dualité, et d'une non-dualité éminemment vivante constitue en quelque sorte la clé de voûte du shivaïsme cachemirien. La Réalité ultime, Paramasiva ou "le suprême Siva", est à la fois pure Conscience ou Lumière (prakása) et prise de conscience de soi ( vrmarsa), deux aspects indissociables. Cette prise de conscience de soi est un acte, un dynamisme qui va manifester l'univers : Siva et l'Energie3 sont les bases principielles (ou catégories) initiales, à partir desquelles se déploient toutes les autres mais en réalité, malgré les apparences, la manifestation se déroule jusqu'aux niveaux des éléments, jusqu'à la terre, sans quitter l'Un. Telle est justement la vision du libéré vivant et, dans l'un de ses hymnes', Abhinavagupta la suggère en ces termes :

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"Cet Un dont l'essence est l'immuable Lumière de toutes les clartés et de toutes les ténèbres, en qui clartés et ténèbres résident, c'est le Souverain même, nature innée de tous les êtres; la multitude des choses n'est rien d'autre que son énergie souveraine."

Ne règne ici qu'une parfaite autonomie. "Siva revêt l'apparence de l'univers multiple et varié qui émane de lui et s'y résorbe, émanation et résorption manifestant le jeu souverain de sa liberté", écrit L. Silburn qui observe que les auteurs shivaïtes insistent sur "la liberté plénière du parfaitement Eveillé", dite encore `autonomie' (svátantrya) plus encore que sur la traditionnelle notion de libérations.

Cette non-dualité souveraine et indicible, philosophes ou poètes tentent pourtant de la suggérer, ainsi Lalla peut évoquer la "reconnaissance", (pratyabhrjñá, cachemirien : partsun), découverte inouïe par l'être humain d'une instance qui a toujours été présente en lui mais dans le plus grand secret, Siva lui-même.

Et elle a recours à une autre formulation qu'il importe de définir dès maintenant. Elle incite en effet son interlocuteur -peut-être son disciple- à rechercher intensément sahaz, sk. sahaja2, (quatrain 49), à le discerner ou discriminer (24, 102, 122), à le gagner (59), à l'obtenir ou le découvrir (137, 143). Que faut-il entendre ?

Sahaja signifie selon le dictionnaire sanskrit, "qui se produit en même temps (que); inné, qui existe, qui est (tel) depuis la naissance ou dès le début, congénital, naturel". Et selon le

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Vocabulaire de George Grierson, l'adjectif cachemirien signifie : "naturel, inné", le substantif : "caractère naturel, vraie nature, réalité"s.

Si Lalla emploie éventuellement le mot dans un sens ordinaire, elle lui attribue en général le sens ésotérique qu'il revêt dans les textes de tel courant bouddhiste ou hindouiste2; il évoque alors le surgissement spontané de la Réalité ultime, le dévoilement ici même de l'Essence qui, bien que très cachée, ne laisse pas d'être innée en l'homme puisqu'elle se confond avec la vraie nature du Soi. Tandis que le yogin avait au sein de l'extase une connaissance que les activités courantes -le déroulement de la manifestation- éclipsaient, en sahaja le libéré aux yeux ouverts voit le monde et la vie à la lumière de l'Essence innée qui se révèle et découvre qu'ils ne sont, au fond, pas autres qu'Elle. Lorsque sahaja est traduit par l'Inné ou l'Essence innée, c'est en ce sens spécifique qu'il faut entendre le mot.

Dans les Hymnes aux Kali, les ¡ai étant les énergies divines honorées dans la tradition du Krama, Lilian Silburn dégage la portée de sahaja, qu'elle appelle volontiers "le spontané". Elle précise que "ce spontané n'a rien de comparable au naturel entendu au sens ordinaire : il répond à une expérience mystique précise qui se révèle à l'issue de la pratique [...] des kall — expérience cosmique du déroulement des énergies sur un fond d'immuable félicité— au moment où l'on prend conscience que rien de nouveau n'a surgi et que jamais l'Inné ne fit défaut"3.

Siva, l'Energie et l'individu, trois aspects de la Conscience, forment l'une des triades connotées par le terme Trika, "fait de trois". Une autre triade distinguait trois déesses : Para, Parapara, Apara, c'est-à-dire Suprême, Suprême-non-suprême, Non-suprême, que l'on peut aussi considérer comme trois aspects de

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l'Energie. Et voici une triade essentielle : la Réalité apparaît comme tantôt indifférenciée, tantôt à la fois indifférenciée et différenciée, tantôt différenciée; dans le premier cas, l'Unité est perçue, dans le dernier, règne la dualité ou le devenir. On pourrait mentionner d'autres triades comme le trident de Siva ou triangle du Coeur. La notion est si caractéristique et si importante que le terme Trika, même si, au sens étroit, il s'applique à "la tradition kaula ancienne synthétisée par Abhinavagupta" (André Padoux), se trouve souvent employé pour désigner le shivaïsme non dualiste du Cachemire dans son ensemble.

DES POÈMES DE LALLA

Les sources

[...]


Enfin et surtout, dans notre langue, Lilian Silburn a traduit au fil de ses ouvrags, en particulier dans La Bhakti et La Kundalini, près d'une quarantaine de quatrains entiers et elle en a cité partiellement bien d'autres, les commentant dans leur tréfonds mystique avec sa finesse d'intuition habituelle.

Elle m'avait suggéré d'entreprendre cette traduction de l'ensemble des quatrains; comme elle a pu en lire la première version, j'ai eu l'heureux privilège de bénéficier de ses conseils et ma gratitude s'est accrue, mais, à coup sûr, toute erreur éventuelle est mienne.

Mes remerciements vont aussi à ceux de ses amis qui, à la lecture de la présentation, m'ont fait de judicieuses remarques, à Colette Poggi pour sa contribution, ainsi qu'à Chantal Duhuy à la bibliothèque de l'Institut de Civilisation Indienne.

Choix et classement des poèmes

Dans sa recherche des quatrains authentiques Jayalal Kaul a d'abord rassemblé et dénombré la totalité des prétendus dits puis fait le bilan des dits attribués à plusieurs auteurs : une trentaine seraient considérés tantôt comme dits de Lalla, tantôt comme dits de Nand Rishi, et trois sont parfois attribués à Riipa Bhawani, autre mystique cachemirienne célèbre qui vécut aux XVII-XVIIIe siècles. Finalement, sur les 264 dits qu'il dénombre, J. Kaul en a retenu 138 dont un doublez.

Le présent choix se monte à 147 poèmes dont 102 empruntés à l'édition de George Grierson et les autres aux publications

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d'Anand Kouli, ce dont la Table de concordance en fin de volume fait état2. Mais il faut reconnaître que, dans les circonstances qui ont été évoquées, tous les poèmes de Lalla ne sont pas rassemblés ici, et que l'on pourrait même mettre en doute l'authenticité de tel poème.

Si le choix n'est pas toujours aisé, ordonner des dits parvenus jusqu'à notre siècle selon des arrangements divers ou par petits ensembles ou souvent isolés l'est encore moins, la diversité du ton et l'éventuelle subtilité des suggestions ajoutant aussi à la difficulté. Le classement par thèmes, adopté sur une suggestion de Lilian Silburn, offre bien des avantages. D'abord, il rend le contenu plus intelligible en ce sens qu'à l'intérieur d'un thème donné les quatrains s'éclairent et se complètent les uns les autres. En outre, un certain choix des thèmes permet d'esquisser la progression de l'expérience mais sans rigidité ni exclusive et sans prétendre à une reconstitution chronologique; cette progression, notons-le, se retrouve de surcroît à l'intérieur des principaux thèmes. Quelques renvois en note signalent les dits qui relèvent de plusieurs thèmes.

Les poèmes, pour guider la lecture, peut-être au risque de leur enlever un peu de leur force d'impact, ont été regroupés en séquences sous de nombreux titres mais voici un aperçu d'ensemble :

- dès l'abord (les deux premiers quatrains sont aussi les premiers que donnent Rajanaka Bháskara et George Grierson) règne la non-dualité : le véritable enseignement, en un paradoxe poussé à son comble, ne propose rien de moins que d'aller de vide en vide et au-delà du vide jusqu'au Sans-tache indicible et inconcevable, par delà même les plus hautes bases principielles de la manifestation, Siva et l'Energie.

31

- après un rappel des erreurs et misères du devenir ou existence ordinaire dont il s'agit justement de guérir, initiation de Lalla à la vraie vie, celle de l'Intériorité mystique.

- description du juste culte et du chemin vers la libération avec son ressort, l'amour, et ses méthodes dont les pratiques relevant du yoga, avec aussi ses épreuves.

- enfin, voici les divers aspects de la grande réalisation où l'on retrouve l'Amour et l'union, le Vide et la non-dualité maintenant vécue, tous ne formant qu'un.

Mais redisons que cet ordre n'a rien de strict car des poèmes jaillis dans le feu de l'instant ne se laissent guère classer, et maints dits figurant dans la description des techniques s'achèvent sur l'évocation de la grande réalisation.

Après la traduction des dits, le lecteur trouvera le texte de treize poèmes (dont trois doubles quatrains) en cachemirien translittéré : d'un coup d'oeil il pourra en apprécier la densité et les sanskritistes devineront le sens de bien des mots.

Puis un autre choix de poèmes est donné dans la version sanskrite de Rájánaka Bháskara, traduite en français par Colette Poggi.

La Conclusion, en écho aux quatrains, rapporte des témoignages concernant quelques aspects majeurs de cette grande expérience intérieure, telle qu'elle est vécue en islam et dans le christianisme.

Et une Annexe en trois parties esquisse les conceptions shivaïtes fondamentales et définit les principaux termes techniques employés par Lalla.

Les Dits ou Quatrains de Lalla

TRADUCTION



L’ineffable non-dualité ou l’enseignement suprême /1

Par une pratique assidue, ce qui a vaste déploiement a été résorbé 2,

Ce qui est doté de qualités3 s' est au ciel vide intimement mêlé,

Le vide même a disparu4; seul alors reste le Sans-taches.

Tel est, ô Pandit, le véritable Enseignement.


1 ...les titres sont des ajouts.

2 L'univers visible en toute son étendue a été "élevé à la dissolution".

3 sagun. La Conscience suprême en se manifestant assume les trois "qualités" (guna) de la Nature : luminosité ( sattva), activité liée au désir (rajas ), opacité ou inertie (tamas) dont les combinaisons indéfiniment variées caractérisent tout ce qui existe . Il s'agit donc de l'univers qualifié des êtres et des choses qui se fond dans le ciel vide (gagan) comme le même s'unit au même !

4 Plus littéralement : "a fait floc" comme de l'eau tombant dans l'eau . Le lecteur découvrira peu à peu l'importance du "vide".

5 anâmay, ce qui est sans maladie, sans défaut, c'est-à-dire, le mot ayant un sens fort, ce qui est parfait, le Bien suprême mais dépouillé de conceptualisation.

2

Parole, pensée, immanent, transcendant là ne sont point.

Le silence, les mudrá /1 2 ne donnent point accès là.

Là, point ne demeurent Siva ni l'Energie2.

S'il reste quelque chose, alors, voilà l'Enseignement.

3

Il n'y a ni Toi ni moi, ni contemplé ni contemplation,

Seulement, Celui qui a tout créé s'est perdu dans l'oubli.

Si les aveugles ne voient pas là de sens profond 3,

Les sages4, ayant reconnu le Suprême, se sont fondus en Lui.


1 Les mudrâ sont des gestes rituels, ou des attitudes intérieures mystiques.

Autre lecture du second vers :

"il n'est nul accès à ce silence scellé." ( Bh. p. 59.)

2 Paramasiva étant au-delà de toute définition, on considère Siva et l'Energie comme les deux plus hauts tattva, bases principielles ou catégories de la réalité, à partir desquels la manifestation se déploie. Cf. Annexe I.

3 On peut sans doute considérer ce poème comme parallèle aux précédents et comprendre: Là, Celui qui a tout créé est oublié. Mais l'interprétation que la présente traduction suggère offre un sens plus éclairant et que la fin du quatrain confirme : alors que la non-dualité exprimée au premier vers est seule réelle, la dualité apparaît parce que Siva, ayant grâce à sa magie suscité l'illusion (mayâ ), s'est pris à son propre jeu au point d'oublier sa vraie nature et de se croire un individu séparé, Il est tombé dans l'oubli de Lui-même. En cet oubli réside la clé du "sens profond" que les aveugles ne comprennent pas mais, pour les sages qui voient et reconnaissent le Suprême Siva, la dualité s'abolit.

4 sath. Si sath est pris au sens de ‘sept’, on peut comprendre : "Le Suprême reconnu, les sept (mondes) se sont dissous", autrement dit : tout l'univers du devenir, de l'illusion, a disparu.


La fascination du monde et le remède

4

C'est un lac si petit que n'y pourrait tenir une graine de moutarde

Et pourtant à ce lac tous viennent s'abreuver.

Cerfs, chacals, rhinocéros, éléphants d'eau, tous,

Sitôt nés, voilà où ils tombent et retombent.

5

Ô mon esprit, sur toi tout bonnement je pleure

Car l'attrait du monde, ce fruit de l'illusion/1, t'est échu en partage.

Or, pas même l'ombre de ton ancre de fer2 à la fin ne sera près de toi.

La vraie nature du Soi, hélas! pourquoi l'as-tu donc oubliée?


1 Littéralement "l'amour (ou l'attrait) né de la confusion" (muh, en sk. moha).

2 L'ancre (qui retient un bateau) figure tout ce à quoi l'homme s'attache et dont il se rend prisonnier.


6

Pourquoi, ô mon esprit, te laisses-tu enivrer par un vin qui n'est pas de ton cru l?

Et pourquoi confonds-tu erreur et vérité?

Faute de discernement, te voilà fasciné par la loi étrangère2,

Soumis à la ronde d'aller-venir, naître et mourir .

7

J'ai vu un homme savant mourir de faim,

Tomber, telle une feuille morte au vent d' hiver,

J'ai vu un idiot qui battait son cuisinier.

Depuis lors, moi, Lalla3, j'attends que soient coupés net tous mes attachements.


1 en se laissant séduire par un monde que forgent désir et ignorance et qui n'est donc pas du cru du Soi

2 para dharma, terme qui réfère au monde du devenir, de la dualité, de l'altérité, de l'erreur, monde soumis à mayâ et qui, en dépit des apparences, est tout à fait étranger à notre vraie nature.

3 Lalla mentionne assez souvent son nom, certes non par fierté mais sans doute parce que le mot cachemirien, lal est proche d'autres mots qui évoquent l'amour et c'est l'intensité de son amour pour Dieu qui la fera triompher des obstacles. Cf. Quatr. 129, 136-137.

8

Par la grand' route je suis venue mais ne l'ai pas suivie.

Me voici encore au milieu de la berge accidentée et le jour s' enfuit/l

Je cherche dans ma poche et n'y trouve pas un cauri2.

Las! Au passeur que donnerai-je ?

9

Siva, Visnu, Jina, Seigneur né du lotus3,

Quelque nom qu'on Lui donne,

Puisse-t-Il me délivrer, moi, malade épuisée, de ce mal du monde,

Qu'on Le nomme tel, ou tel, ou tel, ou bien tel.


1 ...la grand'route de la non-dualité. […] Le temps passe et elle songe à la mort .

2 Selon une croyance courante, l'homme lorsqu'il meurt doit traverser la profonde et dangereuse rivière Vaitaranî, d'où la coutume de placer dans la bouche des défunts une pièce de monnaie à l'intention d' un passeur. Lalla cherche donc dans sa poche quelque argent mais elle n'y trouve pas un cauri (r).

Une variante donne har-náv et dans ce cas c'est Hara, nom de Siva-le-Ravisseur, qu'elle ne trouve pas gravé en elle; ce nom lui aurait permis d'atteindre "l'autre rive" au sens mystique, c'est-à-dire d'obtenir la libération après avoir franchi l'océan du devenir.

3 Jina, le Vainqueur, est un titre donné au Buddha, titre que les Jaïna emploient aussi. "Seigneur né du lotus" désigne Brahma.

40

10

Sans cesse nous venons, alors il faut aller,

Il faut avancer jour et nuit.

Et là d'où nous venons, là même il faut aller,

De rien à rien! De rien à rien!

Alors, tout cela, qu'est-ce donc?

11

La Conscience-félicité, Lumière et connaissance/1,

Ceux qui l'ont reconnue sont libérés vivants.

Mais au filet enchevêtré du devenir

Les non-éveillés ajoutent des noeuds par centaines.

12

Les six sont à Toi, ces mêmes six sont à moi,

Mais, ô Dieu à la gorge bleuet, de Toi séparée, je suis réduite à la misère,

Car, entre Toi et moi pourtant sans différence, voici la différence :

Tu es, Toi, le maître des six, je suis, moi, par les six égarée/3.


1 /…. Et au troisième vers ‘devenir’ = samsir.

2 Le Dieu à la gorge bleue est Siva. Lorsque, selon la légende, les dieux barattèrent son océan de lait pour en extraire l'ambroisie, ils obtinrent maints trésors mais apparut aussi un poison redoutable que Siva but pour éviter qu'il ne leur nuise et ce poison teignit sa gorge d'un bleu sombre.

3 Que faut-il entendre par les "six"? D'une part mâyâsakti, l'énergie divine créatrice d'illusion ainsi que les cinq attributs divins; de l'autre, mâyâ, l'illusion elle-même ainsi que les cinq cuirasses. Lorsque Siva, par sa libre volonté, se cache et obscurcit son essence, ses énergies se contractent et deviennent les cuirasses (Cf. Annexe I, p. 144) qui opèrent à l'égard des attributs divins de la façon suivante : " vidyiâtattva, le savoir limité, morcelle l'omniscience en connaissances finies; kâlatattva, le dynamisme parcellaire, réduit la toute-puissance divine en humaine faiblesse; gatattva transforme la parfaite satisfaction du Soi en aspiration déterminée; kâlatattva, le temps, fait de l'être éternel un être soumis à la succession des époques; enfin, niyatitattva [condition limitante, restriction causale] restreint la liberté absolue et omniprésente à un objet déterminé." ( L. Silburn. V.Bh. p.20.) Les "six" ne sont donc pour l'ignorant que leur propre caricature, mais une caricature fallacieuse puisque due à mâyâ.

13

Le voeu que tu as fait dans le sein de ta mère/1

Quand donc te reviendra-t-il en mémoire?

Meurs, Frère, avant de mourir,

Et quand tu seras mort, honneur, grand honneur à toi!

14

Si tu obtiens un royaume, tu n'as pas de repos,

Et si tu en fais don, tu n' as pas l'esprit satisfait.

Mais l'homme libéré du désir ne meurt pas.

Qu'il meure ainsi tout en restant vivant, voilà bien la vraie connaissance.

15

Ce qui est amer devient doux, et le doux, du poison.

L'un et l'autre parcours tiennent au choix de vie.

Celui qui avance par son élan et par ses oeuvres/2

Doit bientôt parvenir à la cité à laquelle il aspire.


1 Il s'agit de l'idée courante —croyance imagée qui cache une conception profonde— que l'enfant, avant de naître, fait voeu d'obtenir la libération au cours de sa présente existence .

2 Ou faudrait-il lire : "et grâce à sa bonne fortune"?


Une parole-clé pour une quête ardente

16

A réciter, à réciter encore, je me suis fatigué la langue et le palais,

Pourtant jusques à Toi jamais mes pratiques ne se sont élevées.

A égrener le rosaire, je me suis usé le pouce et l'index,

Pourtant la dualité n'a point encore quitté ma pensée.

17

Mille fois j'ai interrogé mon Maître spirituel :

"A celui que rien ne peut définir, quel nom donner/1?"

Et je me fatiguais à répéter ma demande.

Mais de l'Indéfinissable quelque chose est sorti.


1 tas kyâh nâv: "à Lui quel nom?" Mais nâv peut aussi désigner un bateau; y a-t-il en filigrane l'image de la barque permettant de traverser l'océan du devenir : "avec quelle barque L'approcher?" Puisqu'Il est ineffable, son vrai nom ne peut être que ce qui permet de L'approcher. Car ce qui sort de l'Indéfinissable c'est bien sûr l'univers mais aussi la grâce.

18

Mon Maître spirituel m'a donné un unique précepte :

"De dehors, m'a-t-il dit, entre au-dedans/1."

Pour moi, Lalla, ceci fut la Parole et le Précepte/2 par excellence.

Alors, nue, je me mis à danser/3.

19

Ne porte de vêtement que pour te protéger du froid.

Ne mange que pour apaiser ta faim.

Consacre-toi, mon esprit, à discerner le Soi et le Suprême

Et reconnais ce corps comme bon pour les corbeaux de la forêt/4.


1 and aray atsun . Loin d'une simple introspection, il faut découvrir l'Intériorité profonde et subtile, un niveau de conscience jusque-là inconnu, le Coeur mystique.

2 wâkh ta watsun . Shankar Lal Kaul, dans son intéressant article sur Mother Lal of Kashmir, observe : "Ces deux termes signifient littéralement mot, parole, précepte, dit. Coordonnés par ta , ‘et’, ils forment une expression connotant un signal d'action immédiate, une prophétie suivie d'un rapide accomplissement, un processus en quelque sorte de sitôt dit, sitôt fait." Et il signale la page de Madame Guyon qui sera citée ici dans la Conclusion. (The Visvabhara Quaterly, vol. XVIII p. 59.)

3 Jayalal Kaul, pour qui natsun signifie ici non ‘danser’ mais ‘errer’, situe ce poème à l'époque où Lalla quitte son foyer et part en ascète errante.

4 Traduction qui correspond à la lecture de George Grierson : dêh wankâwan. Jayalal Kaul lit dehas vân kyâ van et il traduit : "...voilà le conseil à donner quant au corps." ( L.D. p. 56 et quatr. 33.) Sur le corps, cf. ici quatrains 31- 32

20

Celui qui a tué les voleurs : désir, concupiscence, orgueil,

Et qui, ces bandits de grand chemin étant morts, agit en serviteur,

C'est bien le Seigneur inné/1 qu'il a cherché,

Et pour lui, vraiment, tout le reste n'est que cendres.

21

Je fis brûler les impuretés de mon coeur,

Je tuai toute avidité.

Alors s'envola le nom de Lalla/2

Tandis que je demeurais là, agenouillée.

22

En proie à une nostalgie ardente, moi, Lalla, je sortis et je m'en fus, errante,

En une quête éperdue au fil des jours et des nuits.

Enfin, dans ma propre demeure je vis le Sage

Et de Lui me saisis. Ah! ce fut là mon heureuse étoile, mon instant fortuné/3 .


1 sahaz Yîshwar. Celui qui sert Siva et, dans son humble bonté, tous les hommes ne s'est pas contenté d'adorer un Dieu lointain, il a cherché le Seigneur qui, bien que très caché, a toujours été là et qui maintenant se révèle présent en son serviteur dont la volonté est devenue une avec la sienne. Sur la notion de sahaja, à la fois très subtile et très importante, cf. Introduction p. 22. Autre lecture : "Celui-là cherche sincèrement le Seigneur".

2 Lal nâv dram . On peut comprendre que la renommée de Lalla se répand au loin. On pourrait peut-être aussi interpréter cet envol du nom comme la perte des caractéristiques habituelles de la personnalité que sont appétits, orgueil, etc., tous ces ‘bandits’ dénoncés au quatrain précédent et ici subsumés dans ‘l'avidité’ (littéralement ‘le foie’) -autrement dit, comme un aspect de la mort du moi. Et, à la mort du moi, c'est le Soi qui prend son vol.

3 Heureuse issue de la grande quête initiée par la parole du Maître spirituel et portée par une ténacité sans défaut, par la ferveur et par l'élan. Ce poème témoigne de l'intensité de l'amour divin (bhakti) qui anime Lalla dès le début et tout au long du chemin car il sous-tend, à des degrés divers, toutes les pratiques qui vont être décrites.

Essentielle est cette intériorité mystique en laquelle s'épanouit un nouveau mode de conscience. Le disciple l'explore après l'avoir découverte et tout prend son sens en fonction d'elle, la purification ou le culte, par exemple, comme nous allons le voir.


Intériorité et purification

23

Tue les démons assassins: passion, colère et désir.

Sinon, avec leurs flèches ils te tueront, toi.

Prends bien garde et, grâce au discernement du Soi, donne-leur ta paix pour tout aliment.

Découvre alors que faible est leur pouvoir.

24

L'acte juste, ô égaré, ne consiste pas à jeûner ni à faire un repas rituel après le jeûne.

L'acte juste, ô égaré, ne consiste pas

A conforter ni à choyer le corps.

Ce qu'on t'enseigne, en vérité, c'est à discriminer l'Essence innée/1.

1 sahaz vêtsârun.


25

Pourrais-je disperser les nuages du Sud,

Pourrais-je vider la mer

Ou guérir l'infirme épuisé

Que je ne saurais point convaincre l'égaré.

26

Tu as taillé la peau et tu l'as tendue sur des piquets pour ton profit personnel/1.

Qu'as-tu donc semé là pour attendre une riche moisson?

Ô égaré, te dispenser l'enseignement revient à lancer des balles contre un pilier,

C'est bien peine perdue comme de donner au boeuf roux des mélasses/2.

27

Par la soif et la faim, il est tendu dans le besoin,

Ton corps, nourris-le dès qu'il est affamé.

Laisse là tes jeûnes et tes récitations.

Fais le bien à autrui : tel est pour toi l'acte juste.


1 Le tanneur, qui appartient à une profession méprisée comme toutes celles qui sont en rapport avec la mort des animaux, tend une peau au moyen de piquets pour la faire sécher; de la même façon, l'interlocuteur de Lalla n'a fait qu'étaler son corps dans le monde à l'aide des piquets du désir. Cela ne mérite pas récompense!

2 L'enseignement s'est avéré aussi inutile que de donner à un boeuf des mélasses —ces aliments sucrés servaient à obtenir des vaches un lait plus riche.


28

Abondance de nourriture ne conduit pas au but.

Par privation tu vas t'enorgueillir.

Garde égale mesure/1, ô Père, et tu obtiendras l'égalité.

Pour qui se nourrit d'égalité, les portes sont déverrouillées.

Lorsque l'égal s'unit à son égal, comment resterait-il la moindre différence?

Alors, Père, tu réaliseras le mantra SO 'HAM /2.

29

Bonne chère et parure n'apaisent point l'esprit,

Mais ceux qui ont quitté les faux espoirs sont allés vers les cimes.

Ayant appris des Ecritures à redouter Yama/3 le terrible,

Au prêteur/4 ils n'ont rien emprunté, alors, ils ont vécu longtemps, heureux.


1 somuy khêh . Les traducteurs entendent généralement "prends une nourriture modérée". Mais le style imagé de Lalla doit renvoyer à un sens profond, ce que les deux derniers vers du sextain explicitent, vers donnés seulement par Anand Koul. Somu, sk. sema , signifie : le même, égal. semblable; et la notion d'égalité, samatâ, est fondamentale dans ces écoles. Cf. quatrains 142-144.

2 "Lui je suis." Les deux syllabes sanskrites de ce mantra sont celles, inversées, d'un autre mantra, HAMSA , "cygne". Cf. quatrain 86 et note, ainsi que 145.

3 Dieu de la Mort et aussi du doute.

4 Le Désir, usurier qui prête les jouissances mais qui, à la mort de l'emprunteur, exige un lourd remboursement.


30

Bonne conduite et réputation : de l'eau dans un panier!

Mais si, dans son poing, un héros peut saisir le vent /1,

Ou, avec un cheveu, attacher l' éléphant /2,

A l'instant même, à lui la vraie réussite!

31-32

Ô toi qui as un corps, tu ne penses qu'à ce corps.

O toi qui as un corps, tu ne t'occupes que de parer ce corps,

Tu ne fais que combler ce corps de plaisirs.

Mais, de ce corps-là, il ne restera pas même un tas de cendres.


En ce corps-là mène ta quête avec ardeur,

En ce corps qui n'est autre qu'un nom /3 de l'Essence.

Une fois disparus désir et illusion, la beauté gagnera ce corps.

En ce corps même surgiront la gloire et la Lumière /4.


1 On peut comprendre : maîtriser le souffle. Selon une autre lecture, ces qualités sont pareilles au vent qu'un homme fort voudrait saisir .

2 L'éléphant du désir. Mais, comme au vers précédent, une autre lecture est possible.

3 nâv, ‘nom’ et aussi ‘bateau’, c'est-à-dire ‘demeure’.

4 prakâsh, lumière, désigne pour nos écoles la plus haute instance, la Conscience suprême. Le corps, méprisé au 31, devient glorieux au 32 car, au terme d'une quête ardente qui libère du désir et de la confusion (moha) ou illusion -haute étape-, il est reconnu pour ce qu'il est vraiment : une forme, une manifestation de l'Essence (sarup, sk. svarûpa). A ce niveau le corps ne constitue plus un obstacle, au contraire, la Lumière-Conscience l'habite.


Pour un culte véritable

33

Il va, l'ascète errant, de sanctuaire en sanctuaire,

Cherchant l'union qui tient à la vision du Soi /1!

Ô mon esprit, toi qui as bien appris [l'Enseignement], cesse de t'égarer

Même si l'herbe te paraît plus verte au loin .

34

De pierre l'idole, de pierre le temple,

Du haut en bas, rien que de la pierre.

Ô Pandit obstiné, qui donc adores-tu?

Unis plutôt ta pensée et ton souffle.

35

Il satisfait à la pudeur, il protège du froid,

Il ne mange et ne boit que de l'herbe et de l'eau.

Qui donc, Pandit obstiné, t'a enseigné à offrir

Comme nourriture à la pierre sans vie un mouton vivant?


1 Et non à celle des diverses divinités honorées dans tel ou tel sanctuaire. Selon une autre lecture, cet ascète ne fait que se rendre visite à lui-même.

36

Point besoin d'herbe sacrée, de fleurs, de graines de sésame, de lampe ni d'eau

Pour celui qui, très fidèlement, garde en son coeur la parole de son Maître spirituel;

De par son ardeur il conserve incessant le souvenir de Sambhu /1:

Plein de félicité, son activité libre et spontanée /2, il ne renaîtra pas.

37

Toi seul, Tu es le ciel, Toi seul, Tu es la terre.

Toi seul, Tu es le jour, l'air et la nuit.

L'offrande de grains, l'onction de santal, les fleurs et l'eau lustrale, c'est Toi.

Tu es tout, ô Toi seul, que puis-je alors T'offrir?


1 Grande est l'importance du "souvenir", par où il faut entendre que le fidèle garde en permanence un fond de présence divine. Cf. la traduction de Râjânaka Bhâskara et la note de Colette Poggi, ici p. 104. Sambhu est un nom de Siva qui suggère la paix ( sama).

2 sâda pêzê sahazâkríye . Autre lecture : say da py-ze ..., ‘Cela s'appelle...’. Pour sahazâkríye, comprenons qu'au sein même de son activité courante, le fidèle, parvenu à cette permanence du souvenir, est maintenant akriy, c'est-à-dire affranchi de l'acte ordinaire, déterminé, contraint, par lequel l'ignorant s'enchaîne sans le savoir. Souvenir et vie courante ne sont plus pour lui qu'une même oeuvre, spontanée, parfaite. Cf. la séquence sur "l'acte et le temps".


38-39

Qui est le donateur de fleurs et qui, la donatrice?

Quelles fleurs comme culte Lui offrir?

Avec quelle eau effectuer l'aspersion?

Et quel mantra éveillera ce Seigneur, le Soi /1?


L'esprit est le donateur et l'ardeur, la donatrice.

Les fleurs de l' adoration composent le culte à Lui offrir.

Le nectar de la lune/2 est l'eau de l'aspersion,

Le mantra du silence/3 est celui qui éveille ce Seigneur, le Soi.

40

Retenir un fleuve ou arrêter net un feu dévorant,

Marcher dans le ciel à grands pas,

Traire une vache de bois,

En fin de compte, tout cela n'est que jonglerie.


1 Shênkar-swâtma

2 La lune symbolise tout le monde objectif. Lorsque, grâce à une pratique ardente, celui-ci est offert en oblation au suprême Sujet, le nectar, une exquise félicité, s'écoule. Cf. quatrains 67, 80 et 81.

3 L'expression " mantra du silence" désigne un ajapa mantra, mantra non récité, informulé, sans doute celui du Cygne, HAMSA, cf. quatrains 86 , 145 et Annexe III. Ou ce pourrait être AHAM, JE .

Sur l'intériorisation du culte, cf. le Vijñâna Bhairava Tantra (V.Bh. pp.165-168). Ainsi, au verset 147: "L'adoration véritable ne consiste pas en une offrande de fleurs et autres dons, mais en une intelligence intuitive bien établie dans le suprême firmament [de la Conscience] exempt de pensée dualisante. En vérité, cette adoration se confond avec l'absorption [en Siva] issue de l'ardeur mystique".

41

Née en ce monde, je n'ai pas cherché ses grandeurs,

Ni ne me suis complue en désirs et plaisirs.

J'ai apprécié des satisfactions modérées,

Bien supporté souffrances ou tribulations, toujours été fidèle à Dieu .

42

Pourquoi vas-tu à tâtons comme un aveugle?

Si tu es sagace, entre au-dedans.

Siva est là, ne va pas Le chercher ailleurs.

Aie confiance en ma parole spontanée.

43

Siva s'étend, telle une fine trame,

Imprégnant toute forme.

Si, vivant, tu ne Le vois pas, comment, étant mort, pourras-tu Le voir?

Du soi extrais le Soi, après l'avoir discriminé.

44

Sur la scène du théâtre Il a maints déguisements, trouve-Le.

Si tu supportes tout avec patience, tu découvriras le bonheur.

Si tu anéantis colère, envie, inimitié,

Alors, tu verras le visage de Siva.

45

J'ai quitté vanité, mensonge et tout ce qui est faux,

J'ai enseigné à ma pensée

A connaître le Seul /1 en tous les hommes.

Quelle faute y aurait-il pour moi à accepter tel ou tel don de nourriture /2 ?

46

En tout et partout Siva demeure,

Ne connais point un Hindou, un Musulman,

Mais, si tu es sagace, reconnais le Soi du soi.

Telle est la vraie connaissance du Seigneur /3 .


1 keval (sk. kaivalya). Sur la connaissance ou la reconnaissance du Seul ou de l'Un, cf. la dernière séquence de notre recueil. Le présent poème concernant un haut niveau de réalisation mystique, le premier vers réfère aux défauts communs et à beaucoup plus : à tout ce qui est falsifié par l'illusion (mâyâ).

2 A la fois nourriture courante et grains défendus : selon le système des castes, beaucoup de mets sont défendus aux Brahmanes et de plus la nourriture préparée par un non-Brahmane est impure pour eux.

3 Sâhêb, terme qui, selon le dictionnaire de G. Grierson, désigne un compagnon, un personnage important, un grand homme, un maître, le Maître, Dieu. Il me semble que Lalla donne ici une leçon forte et belle : en chaque homme, sous sa personne apparente, voir et reconnaître le Soi. (Trad. courante : "reconnais ton propre Soi".)

47

Ils lisent [les livres sacrés], ô Père, mais sans discernement,

Comme un perroquet, dans sa cage, répète le nom de Ram.

Ils lisent la Bhagavad-Gitá mais c'est un faux-semblant.

J'ai bien lu la Gîtâ et je la lis tout le temps /1.

48

J'ai mis en pratique ce que je lisais et lu ce qui n'était pas écrit /2.

J'ai traîné le lion hors de la forêt, tel un chacal /3,

Bien mis en oeuvre ce que je prêchais aux autres.

Alors, tout devint clair et je touchai le but.

49

Lire est aisé, pratiquer ce qu'on lit, fort malaisé,

Subtile et difficile à réussir, la quête de l'Essence innée.

Ma pratique étant constante, les Traités oubliés,

La Conscience-Félicité pour moi devint l'intime certitude.


1 Entendons : je la vis tout le temps. Ce quatrain est traduit sur la première des deux versions données par Anand Koul (II 4 et II 27). Voici les deux premiers vers de l'autre (les deux derniers étant à peu près identiques) : "Lisant et relisant, ils ne font que baratter de l'eau, / Et leur orgueil grandit."

2 Littéralement "ce qui était non-lu".

3 On peut comprendre : J'ai extrait rna pensée de la forêt où s'embusquent les ennemis ( voir quat. 20, 23, 80).


50-51

Qui donc est endormi et qui veille ?

Quel lac toujours déborde ?

Quel culte offrir à Hara ?

Et quelle suprême demeure' atteindre ?


La pensée est endormie, l'Indifférencié /2 veille.

Déborde en permanence le lac des cinq organes /3.

Le juste culte à rendre à Hara, c'est le discernement du Soi,

Et la suprême demeure à gagner, la Conscience même de Siva /4.




1 pararna-pad

2 aköl; kula (sk.) désigne le monde manifesté, akula, ce qui est au-delà, le domaine encore non manifesté, l'indifférencié, Paramasiva.

3 L'école distingue d'une part cinq organes des sens correspondant à l'odorat, au goût, à la vue, au toucher et à l'ouïe, d'autre part cinq organes d'action, à savoir : de génération, d'excrétion, de locomotion, de manipulation et de la voix. Il s'agit ici probablement de la première pentade, ou alors des deux à la fois. L'image vise à suggérer la perpétuelle agitation des organes et l'extériorisation de la conscience empirique qui lui est liée.

4 tsêtana-Shiv. Voilà le chemin tracé de façon claire et concise avec ses deux étapes majeures : d'abord l'intériorisation et la découverte du Soi comme véritable culte au Dieu personnel, Hara (nom de Siva déjà rencontré au quatrain 8), puis il faut découvrir caitanya , la Conscience suprême.


L’acte /1 et le temps

52

Sous tes pieds, un abîme, et c'est là que tu danses.

Père, dis-moi comment tu peux avoir confiance.

Tout ce que tu as amassé, tu le laisseras ici.

Père, dis-moi comment tes bons plats, tu les apprécies.

53

Tantôt je vis couler une rivière,

Tantôt ne se voyait ni pont ni bac.

Tantôt je vis un arbuste en fleurs,

Tantôt ne se voyait ni rose ni épine.


1 karman, l'acte, est une notion essentielle dans les philosophies de l'Inde. L'acte consciemment décidé, intentionnel, projette l'homme dans le temps; il entraîne mérite et démérite et donc joies ou souffrances ultérieures, éventuellement au cours de renaissances successives. Le mot sanskrit est quelquefois employé en français dans un sens restreint pour désigner justement cette rétribution des oeuvres.

Pour une étude ample et approfondie de l'acte, consulter la thèse de L. Silburn : Instant et Cause. Le discontinu dans la pensée philosophique de l'Inde. Paris, Ed. Vrin, 1955. Réimpr. Ed. De Boccard, 1989.

Les poèmes ici rassemblés évoquent d'abord l'impermanence et les renaissances, puis la nature de l'acte et sa purification. En effet, si aucun effort au niveau de la conscience ordinaire ne peut abolir le karman (quatrain 58), au contraire, sur le plan de l'intériorité, pour qui suit la voie de la délivrance, il est possible de purifier et d'effacer les actes passés (60), possible aussi de rendre pur l'acte présent (61, 62). Ce dernier thème, fondamental, reviendra plus loin et enfin dans la dernière séquence puisqu'il caractérise le libéré vivant.

54

Tantôt je vis un foyer allumé,

Tantôt ne se voyait ni feu ni fumée.

Tantôt je vis la Mère des Pândava /1 ,

Tantôt je voyais la tante du potier.

55

Si souvent que je me sois enivrée de l'eau du Syund /2,

Si nombreux qu' aient été mes rôles sur la scène du théâtre,

Ou les morceaux de chair humaine que j'ai mangés /3,

Lalla je suis : alors, que m'est-il advenu /4?

56

Nous fûmes et nous serons,

D'âge en âge nous avons été.

Faire naître et faire mourir pour Siva n'ont de fin,

Non plus que le lever et le coucher du soleil.


1 La Reine Kunti et ses cinq fils, les Pândava, héros du Mahâbhârata, sont vus d'abord au temps de leur splendeur, puis plus tard, exilés et réduits à la misère, lorsqu'ils se réfugièrent incognito chez un potier et son épouse dont, semble-t-il, la reine déchue passait pour être la tante .

2 Affluent de la rivière Jhelum, selon Jayalal Kaul. Ou faudrait-il comprendre l'Indus (sk. Sindhu) ?

3 Peut-être au cours de renaissances sous forme d'animaux ou plutôt en usant corps après corps, à moins que ce ne soit lors de rites marginaux.

4 .... La présente interprétation sous-entend comme réponse : cette fois, il m'a été donné de découvrir et de suivre le bon chemin.

G. Grierson et Jayalal Kaul comprennent en substance : Pourtant je suis la même Lalla, de quel profit m'a été tout cela? Et G. Grierson commente : "maintenant enfin elle vient de reconnaître que, pendant tout ce temps, c'était là l'unique Soi, et que toutes ces existences passées dans l'ignorance ont été sans profit". (LV. quatrain 81, commentaire p. 97.)

57

Ô noble Saint, prête l'oreille à mes paroles :

Te souvient-il des jours d'antan?

O jeunes gens, comment passerez-vous et les jours et les nuits?

Notre âge /1 est de plus en plus difficile : que ferez-vous?

58

Homme, pourquoi tresses-tu une corde de sable?

Avec ce cordage, ô hâleur, tu ne feras pas avancer le bateau.

Ce qui est écrit par Nârâyana /2 dans la ligne du destin /3,

Cela, Père, ne peut être changé.

59

Gagne un royaume qui a tiré l'épée.

Gagne le ciel qui a pratiqué dons et austérités.

Gagne la révélation de l'Essence innée qui a bien suivi la parole de son Maître spirituel.

Gagne le fruit de ses actes bons et mauvais le propre soi de l'homme.


1 Selon la cosmologie traditionnelle, l'âge moderne est le kaliyuga, la dernière et la pire des quatre époques qui constituent un cycle cosmique. Il n'est pas certain que ce poème soit de Lalla.

2 Nom du Dieu créateur dans le Veda. On le retrouve dans le vishnouïsme.

3 Karman. Le "cordage" au vers précédent et cette "ligne" sur le front sont en cachemirien le même mot.

60

La Voie de la Connaissance est tel un jardin potager,

Entoure-la d'une haie de paix, de maîtrise, d'actes justes.

Offre tes actes passés comme animaux de sacrifice au Cercle des Mères.

Ils auront bientôt tant brouté qu'il restera seulement un terrain vide /1 .

61

Quelque oeuvre (karman) que je fasse, la responsabilité m' en incombe

Même lorsque le bénéfice est pour autrui.

Si, enfin détachée du fruit de ces oeuvres, je m'en remets au Soi suprême,

Alors, où que j'aille, tout sera bien pour moi.


1 Sur la Voie de la Connaissance, le moi apparaît sous son vrai jour et l'on découvre les mécanismes psychologiques conscients et subconscients avec leurs traces cachées ( vâsanâ); ces mécanismes, instaurés par les actes passés, meuvent l'homme, déterminant ses actes présents et futurs. Comment rompre ce cercle?

Lalla propose un moyen que l'on pourrait peut-être interpréter ainsi : dans le potager des actes présents, actes justes et purificateurs accomplis sur la Voie de la Connaissance (ou de l'Energie), on fait brouter cette bonne herbe aux animaux qui figurent les lourds actes passés. Ces derniers, ainsi soignés, vont perdre leur poids d'illusion et de malignité car le fruit des actes justes élimine jusqu'aux vestiges subconscients; ils sont ainsi purifiés ou plus exactement annulés : c'est le sacrifice aux Mères -le Cercle des Mères (mâtrkâ} étant l'ensemble de toutes les énergies à la source de notre activité-, ils ne peuvent donc plus avoir des effets néfastes et entraîner de nouvelles naissances. Bientôt le potager est donc vide puisque, d'une part, les animaux ont été sacrifiés -le karman effacé- et que, d'autre part, il ne reste plus d'herbe, par où l'on peut comprendre que l'oeuvre relevant de la Voie de l'Energie est achevée, et que le yogin la quitte pour entrer dans la voie supérieure, celle de Siva. Cf. Appendice II sur la Voie de l'Énergie.


62

Certains, même endormis, restent très vigilants /1.

Sur d'autres, pourtant éveillés, est tombé un profond sommeil /2.

Certains, après leur bain rituel, demeurent très impurs.

D'autres, bien qu'ils prennent soin de la maison, sont vraiment libres de l'acte /3 .


1 Ils peuvent être en yoganídrâ (sommeil spécifique) ou en d'autres états spirituels d'absorption. Et, pour le libéré vivant, le Soi suprême qui est pure conscience ne disparaît jamais. La phrase du Cantique des Cantiques : "Je dors mais mon coeur veille", chère aux mystiques chrétiens, évoque cette permanence tout en ayant un sens plus profond que confirmerait Lalla, à savoir : l'oubli du monde et l'élévation surnaturelle du coeur. Cf. une page de La Montée du Carmel citée par Jacqueline Chambron dans son article sur "Le vide chez Saint Jean de la Croix". In Hers, Recherches sur l'expérience spirituelle . Le Vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient . 1969, et Nouv. série, n° 2. Paris, Les Deux Océans, 1981, 1989. P. 149.

2 L'homme ordinaire a pour état de veille une conscience confuse et limitée, complètement endormie à l'égard des réalités profondes.

3 Ils sont littéralement "sans acte" (akriy) en pleine action car leur activité s'exerce de façon impersonnelle dans la liberté et la spontanéité. Tel est le "libéré vivant" , ici décrit dans les derniers poèmes.


Pour ne pas se tromper de chemin


63

De la mère ils sont nés, beaux et pleins de vigueur /1 ,

Non sans avoir à la matrice causé grande douleur.

Puis ils sont revenus attendre à cette même porte /2.

Difficile d'atteindre Siva vraiment : reconnais donc l' Enseignement /3 .

64

De la même pierre qui est un morceau de la terre

On peut faire un pavé ou un piédestal

Ou encore la meule d'un beau moulin.

Difficile d'atteindre Siva vraiment : reconnais donc l'Enseignement.

65

Le soleil ne brille-t-il pas partout

Et pas seulement sur de nobles lieux?

Et Varuna /4 n'entre-t-il pas dans la maison des bons et dans celle des autres?

Difficile d'atteindre Siva vraiment : reconnais donc l'Enseignement.


1 Nil Kanth Kotru lit : "les bons et les méchants".

2 En vue d'une nouvelle naissance.

3 ta tsên wôpadêsh. Il s'agit de "reconnaître" au sens fort d'accomplir ou de réaliser.

4 Dieu de l'eau.

66

La même, en tant que mère, donne le lait.

La même, en tant qu'épouse, agit à ce titre.

La même /1, en tant que mâyâ, à la fin t'enlève la vie.

Difficile d'atteindre Siva vraiment : reconnais donc l'Enseignement.

67

Si j'avais su, la pensée juste aidant, maîtriser l'ensemble de mes courants vitaux /2,

Les couper [du désir], les réunir [au Soi] et vaincre la souffrance,

Alors j'aurais su peu à peu composer l'élixir /3.

Difficile d'atteindre Siva vraiment : reconnais donc l'Enseignement.


1 Entendons "la même" énergie et ce quatrain donne une clé. Dans le commentaire au verset 40 de la Maharthamañjari , L. Silburn rapporte que "Mahevaránanda donne une série de versets célèbres sur Kâli, grande Déesse de la vie et de la mort, elle la Splendeur, totalité des énergies de l'univers [...]". Selon une citation d'origine inconnue : "Au temps de la naissance de l'enfant, elle est la mère; au temps de l'adoration, la divinité adorée; au temps du plaisir d'amour, l'épouse, et au temps de la mort, Kâlikâ, la Ténébreuse!" (MM. p. 143.) Bien loin de l'illusion, il faut voir qu'en réalité, selon les termes de Mahesvarananda, "la Splendeur est le rhizome de l'émission créatrice et l'émission créatrice, les feuilles de la Splendeur." (Verset 41.) Cf. aussi note au quatrain 3 et Annexe I sur mâyâ p. 143 sq.

2 Nâdi-dal Cf. quatrain 81.

3 Le yogin ayant su choisir entre le pavé et la meule qui moud fin, lui qui échappe aux pièges de mâyâ et applique l'Enseignement, goûtera l'élixir ou nectar de félicité au terme de l'ascension de la kundalíni. Cet accomplissement souverain est décrit dans la séquence sur "Le souffle et l'énergie ascensionnelle". Cf. aussi Annexe III p. 165.


La Pensée /1

68

Que puis-je faire aux cinq, aux dix, aux onze /2

Qui, ayant vidé ce pot, sont partis!

S'ils s'étaient unis pour tenir la longe,

Comment la vache de ces onze aurait-elle alors pu s'égarer /3 ?

69

Considère ta pensée comme pareille à l' océan de l' existence /4.

Déchaînée dans la colère, elle occasionnera

De cuisantes blessures par échange d'injures,

Mais, de tout cela, nul est le poids dans la balance /5.


1 Voici quelques poèmes concernant man, sk. manas, la pensée, et aussi tsêth , ou tsitt , sk. citta , disons "l'esprit" mais avec une connotation intellectuelle et sensible, non métaphysique, de sorte que l'on peut éventuellement traduire le mot par "pensée". La maîtrise de l'un et l'autre sera approfondie dans la séquence suivante, en liaison avec le souffle.

2 Peut-être les ‘cinq’ organes des sens auxquels s'ajoutent les cinq organes d'action (cf. note aux quatr. 50-51) pour faire ‘dix’, puis la pensée (manas) qui les gouverne, ou onzième. Ou alors le premier chiffre désignerait Ies cinq éléments (bhûta ): terre, eau, feu, air, éther, et le second, les dix organes. Tous investis dans ce ‘pot’, la personne individuelle, ils se servent d'elle, la tiraillent en tous sens, la vident et l'épuisent, finalement l'égarent.

3 Il faut que tous concourent au même but, la libération, et retiennent « la vache » tous ensemble, entendons que les constituants de la personne doivent être contrôlés, unifiés, orientés. Cette image nous rappelle que l'homme, appelé pasû, bétail, lorsqu'il est en proie à la fascination du monde, peut devenir, par une pratique assidue, pasupîti, le gardien du troupeau.

4 Un feu terriblement destructeur, dit-on, brûle au fond de l'océan. De même, la pensée a deux aspects : apparemment une masse de calme ou d'indifférence, et, caché au-dessous, le feu des passions que telle ou telle situation peut soudain éveiller.

5 Dans la balance (qui donne une valeur exacte) et non au jugé.

70

Ne lâche pas la bride à ton âne

Ou il broutera d'autrui le jardin de safran /1.

Alors, Frère, qui offrira le dos nu à ta place

Pour recevoir les coups d'épée ?

71

Mets ton esprit sur le chemin de l'immortalité,

Si tu en perds le contrôle, il se conduira mal.

N'aie pas de crainte mais sois ferme :

Il est tel un nourrisson qui s'agite dans le giron.

72-73

Qui meurt ? Qui est tué ?

Celui qui délaisse le nom de Siva

Pour s'affairer dans sa maison :

C'est lui qui meurt, c'est lui qui est tué.


Celui qui, plein d'élan et de confiance, suit la parole de son Maître spirituel,

Qui, par la bride de la connaissance, retient ce coursier qu'est l'esprit,

Ses sens apaisés, celui-là jouit de la félicité.

Alors, qui pourrait mourir, qui pourrait être tué /2?

1 Le safran, l'un des plus précieux produits du Cachemire. Le gâcher ou le dérober méritait, on le voit, une sévère punition. L'âne figure, bien sûr, la pensée... conditionnée, limitée, comme elle a été définie plus haut.

2 Celui qui, en toutes occasions, demeure plein de confiance en son Maître et dont la connaissance profonde empêche tout égarement n'a plus de moi. Qui donc alors pourrait être tué ? Sûrement pas le Soi. Sur le moyen de retenir le coursier, voir aussi quatrains 77 et 81 .

74

Si tu as éliminé toutes les convoitises ces tisserandes du temps /1,

Que tu mènes la vie d'un maître de maison ou celle d'un ermite dans la forêt,

Ayant connu que le Seigneur immaculé est omniprésent,

Tel tu Le connaîtras, tel tu seras.


1 kâla zôl. Ou faut-il comprendre : "Si tu as, avec le temps, éliminé toutes les convoitises" ?


Le souffle et l’énergie ascentionnelle /1

75

D'où et par quelle route suis-je venue ?

Où irai-je et comment connaître le chemin ?

A la fin surgira pour moi l'Arbitre du destin /2

Or le souffle vide qui est mien ne vaut rien.

76

Qui tient en bride le souffle vital,

Faim ni soif ne le toucheront .

Qui sait accomplir cela jusqu'au bout,

Fortuné en ce monde, il ne renaîtra plus /3.


1 Pour une définition de ces termes et une esquisse des processus impliqués, cf. Annexe III . Nous avons déjà rencontré le thème du souffle au quat. 30 ainsi qu'au 34, où Lalla conseille à un interlocuteur d' "unir sa pensée et son souffle".

2 Et il me faudra rendre des comptes, payer. On peut lire aussi : "Que m'advienne enfin le bon conseil!"

3 Autre lecture de ce vers : "Est né fortuné en ce monde." Car son existence lui a été profitable.



77

Le coursier de l'esprit vagabonde dans le ciel.

En un clin d'oeil, il parcourt cent mille lieues.

Un sage sait le retenir par la bride de la conscience du Soi

Et arrêter les deux souffles /1, ces roues [du char].

78

Lorsque j' eus peu à peu conduit et suspendu mon souffle dans le tuyau du soufflet /2,

La lampe pour moi s' étant allumée, ma nature réelle /3 me fut dévoilée.

Alors, comme on vanne, je diffusai au loin mon intime lumière;

Et jusque dans les ténèbres je pus me saisir de la Réalité, l'étreindre.


1 Littéralement prân apân , le souffle expiré et le souffle inspiré qui peuvent être comparés aux roues d'un char ou aux ailes (de cet oiseau qu'est l'esprit agité) , le mot cachemirien pakh ch ayant les deux sens. On peut donc lire aussi que le sage déchire ces ailes-là.

2 On peut aussi comprendre : "Souffle que j'expirais, souffle que j'inspirais, je les arrêtai dans le tuyau du soufflet ..." Le sens est probablement le suivant : les souffles expiré et inspiré qui, à l'ordinaire, circulent dans deux canaux situés de chaque côté du canal médian sont rassemblés au centre comme l'air admis dans un soufflet. Intériorisés et unifiés, ils sont peu à peu suspendus au profit d'un souffle unique et subtil qui, dans le canal médian ou tuyau du soufflet, va devenir souffle vertical ou énergie ascensionnelle. Celle-ci s'élève de roue (centre subtil) en roue jusqu'au brahmarandhra au sommet de la tête. Alors se produit la réalisation définie au vers suivant. Cf. une explication plus détaillée Annexe III p. 164.

3 La lampe de la connaissance s'étant allumée, Lalla voit sa vraie nature (zâth, on pourrait dire "vrai lignage") se révéler : le Soi s'illumine. A cette première étape, d'Intériorité, va succéder la découverte, la conquête, du Soi cosmique ou Réalité totale, évoquée aux deux derniers vers.

79

Certains quittent la maison, d'autres l'ermitage :

En vain si leur pensée n'est pas maîtrisée.

Jour et nuit, sois attentif /1 à ton souffle

Et tel tu es, tel demeure /2.

80

Comme j'avais franchi les six forêts /3, le doigt de la lune /4 me devint évident.

Grâce à la tenue du souffle, le monde manifestés m'apparut tout flétri.

Dans le feu de l'amour je consumai mon coeur.

C'est ainsi que j'ai trouvé le Seigneur.


1 ganz 'rith : ce "compte" de la respiration désigne une pratique affinée qui peut conduire à l'état décrit au quatrain précédent ou devenir la pratique constante exposée au quatrain 86 ( mantra du Cygne).

2 On peut comprendre : reste ce que tu es, maître de maison ou ermite, mais entendons plutôt qu'il faut demeurer dans l'état de conscience subtil induit par cette pratique du souffle. Cf. l'interprétation de Râjânaka Bhâskara, ici p. 104.

Il existe une autre version dont voici le dernier vers : "A quoi sert-il de s'enduire de cendres?" ( Nil Kanth Kotru, op. cit. p. 54.)

3 Peut-être les six "ennemis" dont nous avons rencontré plusieurs aux quatrains 20 et 23, et qui sont : convoitise, colère, désir sexuel, orgueil, jalousie et illusion ou confusion (moha), définissant le "je" limité ou ego (ahamkâra ). Ou peut-être les centres subtils (ou roues) étagés le long de la voie médiane et que le souffle traverse lors de son ascension jusqu'au brahmarandhra où le doigt de la lune se révèle.

4 Cette expression désigne la seizième portion ou portion cachée de la lune (pendant la quinzaine sombre), substrat grâce auquel les quinze autres parties vont être peu à peu régénérées jusqu'à la pleine lune. Cette portion invisible mais fondamentale symbolise la réalité du Soi, jusqu'alors cachée mais qui se révèle au terme de la montée et dans la félicité. Cf. la traduction de Râjânaka Bhâskara, ici p. 107 et Annexe 11I p. 165.

5 prakréth, sk. prakrti , la Nature primordiale, l'une des trente-six catégories (tattva).

81

J'ai saisi et retenu par la bride le coursier de mes pensées

Et, par une ardente pratique, uni les souffles de mes dix courants vitaux /1 .

Alors le doigt de la lune, ayant fondu, s'est répandu sur moi /2,

Et dans le Vide un vide s'est absorbé.

82

Qui peut saisir l'eau s'égouttant des toits lorsqu'il gèle

Et qui peut saisir le vent dans sa main? /3

Celui qui a su dompter ses cinq sens :

En pleine obscurité, celui-là ravit le soleil.


1 nâdî. Très nombreux, ils relient les centres entre eux et diffusent dans tout le corps. Mentionnons ici trois des dix principaux : souffle expiré, souffle inspiré, canal médian. Leur union s'accomplit à mesure que l'énergie ascensionnelle progresse et que la dualité s'efface.

2 Au quatrain 80, le "doigt de la lune" se révèle; au 81, il fond et se répand; au 85, il inondera. Aux 38-39, la nectar de la lune ou nectar de félicité était déjà mentionné. Lalla évoque ainsi en quelques lignes des pratiques difficiles, subtiles, qui conduisent au plus haut. Lilian Silburn, après avoir cité notre 81, commente ainsi : "La lune du brahmarandhra distille le frais nectar quand la kundalîni, parvenue au sommet de son ascension, a atteint le vide, l'absence de tout vikalpa" [ou pensée dualisantel. La K. p. 63.

3 shishiras veut dire "à la saison froide" mais shêshi-ras désigne le nectar de la lune qui s'écoule lorsque fond shêshî-kal, le "doigt" de cette lune mystique. Et wâv signifie le vent mais aussi le souffle. Comprenons, pour ces deux vers :

Qui peut goûter le nectar de la lune et qui peut maîtriser son souffle?


83-84

Ô mon Maître spirituel, vous qui êtes pour moi grand Seigneur,

Veuillez m'expliquer, vous qui connaissez le mystère,

Pourquoi, de ces deux souffles nés dans la cité du bulbe /1,

L'un, HUH, est frais et l'autre, HÁH, est chaud.


Près du nombril tout est par nature brûlant;

De là jusqu'à la gorge chemine le souffle [chaud] /2.

De la roue supérieure descend le courant [de frais nectar].

Ainsi HUH est frais, HÁH est chaud.

85

Moi, Lalla, je vis mon Maître spirituel au-dessus de la roue supérieure.

Le doigt de la lune m'inonda jusqu'aux pieds.

De l'ambroisie de la connaissance j'investis ma personne,

Mettant complètement fin au désir /3.


1 Situé sous le nombril et un peu au-dessus du centre inférieur, le bulbe, kanda, est le lieu d'origine et de jonction des courants vitaux dont les souffles. Sur son rôle, cf. en particulier le début du Sâktavijñâna de Somânanda ( La K. p. 128 sq. ).

2 Près du nombril règne le feu qui consume la nourriture. A partir de ce centre, le souffle expiré, chaud monte au centre (ou roue) de la gorge, se dirigeant vers l'extérieur. Au contraire, le frais courant du "nectar de la lune" descendant du brahmarandhra rafraîchit le souffle qu'il rencontre.

3 b, le seul des six "ennemis" qui soit mentionné les désigne sans doute tous. Cf. note au quatrain 80.


Voie du cygne, mantra OM, son non-frappé /1

86

Comme invocation rituelle, répète le mantra du Cygne /2.

Rejette le moi et alors, saisis-Le, Lui :

De qui abandonne le moi, c'est Lui le Soi.

Ne plus être ce "moi", tel est l'Enseignement.

71


1 Sur anâhata , le son inaudible ou ce qui précède le son, cf. Annexe III où sont évoquées ces notions extrêmement subtiles de résonance primordiale, de vibration ... que le shivaïsme décèle lors de la manifestation à partir de la Conscience suprême, puis, dans l'ordre inverse, sur le chemin du retour.

2 ….

La gâyat est un verset du Rig Veda qu'un brahmane doit réciter chaque jour; le présent quatrain propose de remplacer cette invocation par une pratique intériorisée et spontanée, le célèbre mantra du Cygne qui est ajapa, non récité. Le terme hamsa , ‘cygne’, désigne le Cygne céleste, le suprême Siva et il symbolise aussi Siva présent dans la montée du souffle. Comme les deux syllabes correspondent aux souffles inspiré et expiré, ce mantra, porté par la respiration naturelle, se répète spontanément jour et nuit (vingt et un mille six cents fois, dit-on) chez un yogin ardent : telle est la Voie du Cygne. Les deux syllabes de ce nom inversées donnent Só ham, "Lui, je suis", mantra indiqué par Lalla au sextain 28. Cf. Annexe III p. 166.


87

Le jour s'éteindra et viendra la nuit,

La surface de la terre se perdra dans ciel.

Le démon Rahu /1 par la nouvelle lune est dévoré.

L' illumination du Soi dans le coeur /2, tel est le vrai culte de Siva.

88

De la maison de mon corps j'ai fermé portes et fenêtres.

En maîtrisant ma respiration j'ai attrapé le voleur de mon souffle.

Dans l'intime de mon coeur, je l'ai attaché,

Puis je l'ai écorché /3 avec OM pour fouet.


1 Sur le "doigt'"ou seizième portion de la lune, cf. quatrain 80. Ici, nous apprenons que le responsable de l'occultation est Ráhu, démon de l'éclipse et de l'ignorance. Ráhu est le moi limité, dénoncé au quatrain précédent, qui occulte la réalité du Soi. Et, de même que la seizième portion de la lune régénère les quinze autres, la lune du brahmarandhra , dévorant Ràhu le dévoreur, révèle le Soi illuminé ou suprême Sujet. Alors (et c'est l'un des différents sens possibles des deux premiers vers), le ‘jour’ du monde ordinaire vu par le moi individuel, autrement dit le monde de l'illusion, s'éteint dans la "nuit" de l'indifférenciation dans laquelle tout est égal car il n'y a plus que le "ciel". Voir l'interprétation de Rájánaka Bhâskara, ici p.107 et celle de L. Silburn, La K. p. 65 ainsi que Bh. p. 60 note 1.

2 Si, avec G. Grierson, on lit citta , mais on peut aussi, avec J. Kaul, comprendre cit, le mot cachemirien tsèth pouvant avoir l'un ou l'autre sens. Dans ce dernier cas, la traduction pourrait être "l'illumination du Soi-Conscience" (cit-âtman).

3 Littéralement "soulevé la peau", bam, mot qui signifie aussi "obstacle, gêne".


89

Celui en qui la syllabe OM /1 , et elle seule, s'élève sans faillir de la roue du nombril,

Qui, par la tenue du souffle, jette un pont jusqu'à la roue supérieure,

Et qui porte dans son coeur cet unique mantra,

Que ferait-il d'un millier de mantra?

90

Lorsque j'eus parachevé la pratique de la syllabe OM

Et fait de mon corps un charbon ardente,

Dépassant les six chemins, je pris la voie véritable /3.

Ainsi moi, Lalla, j'atteignis la demeure de Lumière /4.


1 La syllabe OM , aussi transcrite AUM, est un mantra éminent et très ancien, cher à Lalla. Grâce à lui et à la tenue du souffle (kumbhaka ) s'accomplit une parfaite montée de l'énergie ascensionnelle à partir de la roue du nombril jusqu'à la roue supérieure au sommet de la tête. Sur les douze étapes de cette montée, cf. Annexe III p. 167 et aussi La K. chap. III : Diverses manières d'épanouir la voie médiane.

Comme le brahmarandhra est nommé ici brahmânda, terme qui signifie "oeuf de Brahmá" et désigne habituellement l'univers, comme, d'autre part, kumbu, qui désigne la tenue du souffle, a pour premier sens ‘une jarre’ et peut symboliser l'individu, Jayalal Kaul traduit au deuxième vers : ( Celui) "Qui jette un pont entre sa propre conscience et la Conscience cosmique."

2 La montée s'accompagne d'une intense chaleur.

3 Les six chemins sont peut-être les six adhvan , chemins ou cheminements qui définissent les paliers de l'émanation à partir de l'Energie absolue et autonome, et qui sont parcourus en sens inverse pour revenir à l'unité (cf. Annexe I p. 147); et sath veut dire soit `sept', soit `vrai'. La voie véritable désigne la plus haute des trois voies classiques de libération dans le shivaïsme du Cachemire, la Voie de Siva, voie brève et parfaite de pur élan, ou même ce qui les transcende toutes les trois, à savoir anupâya, la non-voie.

4 ….

91

O dame, lève-toi, prépare-toi pour le culte,

Portant en main vin, viande et gâteau sacrificiel /1.

Si tu connais la syllabe /2 du suprême séjour,

"Main gauche" ou non, c'est égal : alors, quel mal y aurait-il /3 ?

92

Lorsque tu auras sacrifié les cinq éléments, ces beaux béliers /4 nourris

Du grain et des gâteaux de la conscience vigilante,

Alors seulement, ô impatiente, tu connaîtras le suprême séjour,

Et puisque c'est égal, la voie de la main gauche ne te fera aucun mal.


1 Deux (ou trois si le gâteau comportait des céréales grillées) des cinq interdits qui, dans l'école Varna, de "main gauche", étaient rituellement enfreints lors de certaines réunions , les deux autres étant le poisson et l'union sexuelle que Lalla n'évoque ni ici ni ailleurs.

2 Cette syllabe est OM . La connaître implique ici connaître toutes les étapes de sa pratique jusqu'au suprême achèvement.

3 Arland Koul donne une autre lecture de ce dernier vers :

"Emporte-les et mange-les avec d'(autres) adeptes du tantrisme" .

Jayalal Kaul qui privilégie cette interprétation observe que, dans le culte, vin, viande et gâteaux symbolisent passions, désirs et jouissances qui sont ainsi offerts en sacrifice.

4 On engraisse les animaux en vue du sacrifice avec de bons aliments. De même, ces "éléments" ( terre, eau, feu, air, éther ) qui constituent le macrocosme mais aussi le microcosme humain, le corps, doivent être nourris, non avec des aliments grossiers, mais au moyen des états raffinés de la conscience intériorisée qui vont leur communiquer légèreté, pureté, docilité; ils deviendront ainsi de moins en moins lourds, de moins en moins contraignants. Finalement ils pourront être offerts en sacrifice au Suprême : l'homme devient alors libre d'eux, libre de toutes conditions et circonstances. Cf. quat. 60 où ce sont les actes passés que l'on offre en sacrifice.


93-94

Siva est le cheval, Visnu fournit la selle,

Brahma s'emploie aux étriers /1.

Par sa science du yoga, le yogin reconnaîtra

Quel Dieu sera le cavalier.


Le Son non issu de percussion /2, ayant l'éther pour essence, le Vide pour domaine,

Qui est sans nom, ni couleur, ni forme, ni lignée,

Qui, prenant conscience de soi, devient résonance et lumière,

Ce Dieu-là sera le cavalier.


95

Toi seul, ô Dieu, imprègnes les formes, le monde tout entier.

Toi seul, ô Dieu, donnes aux corps le souffle de vie.

Toi seul, ô Dieu, résonnes en silence,

Qui donc, ô Dieu, connaîtrait Ta mesure?


1 Disons brièvement que, selon une tradition hindoue, à partir du brahman , l'absolu impersonnel, trois dieux ou plutôt trois figures de la Divinité régissent la manifestation : Brahma émet l'univers, Visnu le soutient, le maintient, et Rudra ou Siva, à la fin d'un cycle cosmique, le résorbe. Mais, dans le shivaïsme, Siva assume les trois fonctions. Lalla emploie ici une métaphore qui semble lui être personnelle. Le cheval (image qui peut de surcroît suggérer le dynamisme propre aux écoles tantriques), lorsqu'il est équipé de la selle et des étriers au moyen desquels le cavalier donne l'ordre de départ, symbolise la manifestation en ses divers aspects.

2 anâhata . Ce son "non frappé", inarticulé, inaudible, impérissable, auquel rien ne peut faire obstacle, qui fonde et sous-tend chaque son émis a pour essence kha, l'espace, mais l'espace entendu comme "éther infini de la Conscience". (S.K. p. 52.) Tel Paramasiva, cet anâhata transcendant va, au quatrième vers, "prendre conscience de soi" (aham vimarsa) et devenir da-bindu, résonance ou l'Energie, et point lumineux ou Siva, lesquels initient la manifestation, nâda étant "la première résonance de la Parole suprême, de la `vibration' (spanda) qui anime le premier principe". André Padoux. E.P. p. 51. Et sur náda lors du retour à la source, cf. Annexe III p. 167.


96

Celui dont la roue suprême /1 est le sanctuaire de Dieu.

Dont le souffle nasal est porté par le Son inaudible /2,

Spontanément l'abandonne la ronde mentale /3.

Lui-même le Soi divin, à qui pourrait-il rendre un culte?

97

Vers Lui seul de tout mon être je suis allée.

J'ai entendu résonner la cloche de vérité.

Là même, en concentration, je me suis établie,

Et j'ai pénétré l'espace et la Lumière /4.


1 …. S'agissant d'une très haute étape, ce terme peut désigner soit le dv8daíºnta interne ou brahmarandhra , soit le dvâdasânta cosmique ou brahmarandra, roue à mille rayons au-dessus de la tête que seul connaît celui qui s'est abîmé en Paramsiva. D'après l'ensemble du poème, Lalla entend ce dernier cakra et elle parle d'un yogin qui a vécu cet ultime et définitif accomplissement et reconnu Dieu présent en sa propre Roue.

2 anâhata, son inaudible et impérissable, subtile résonance (voir note au quatr. 94). Le souffle alors exhalé par le yogin n'est plus le souffle courbé de la respiration ordinaire mais un souffle porté par le son non issu de percussion, par la pure conscience. Chez un tel yogin , "mort tout en restant vivant", souffle, parole, coeur, pensée, action sont mus non plus par le "moi" mais par le Soi divin, d'où, au dernier vers : ….

3 La ronde de la pensée dualisante. Il a atteint unmanâ au sommet de la montée.

4 Dans son élan vers le Suprême, Lalla découvre d'abord âkasa, l'espace, l'éther, mais, contrairement à l'espace ordinaire dans lequel l'énergie est courbée, âkasa est l'espace de l'énergie ascensionnelle; il est aussi le Vide et le lieu sans lieu de la transcendance. Puis, par-delà immanence et transcendance, Lalla progresse encore jusqu'à prakâsa, la Lumière de la Conscience. Cf. le verset 128 du Vijnana Bhairava qui recommande de fixer la pensée sur l'espace, puis de "se fonde(r) dans le non-espace", ainsi que le commentaire de L. Silburn.



Comment dissiper la peur de la mort ?

98

Eventail ou dais royal, char ou trône,

Festival ou ballet ou lit moelleux :

Lequel, crois-tu, est éternel ?

Qui dissipera pour toi la peur de la mort ?

99

Pourquoi donc as-tu, dans ta confusion, sombré dans ces courants de l'océan de l'existence?

Ayant détruit la chaussée surélevée, tu t'es trouvé pris dans le bourbier des ténèbres /1.

A l'heure du destin, les gens de Yama /2 t'emporteront tout sanglant.

Qui dissipera pour toi la peur de la mort ?


1 tamas, principe d'inertie, d'opacité, d'obscurcissement; c'est l'une des trois qualités fondamentales (guna) de la Nature primordiale (prakrtí). Cf. Annexe I p. 144.

2 Yama, Dieu de la mort.


100

Par la tenue du souffle élimine et les deux actes /1 et la triple impureté /2,

Tu seras honoré dans le monde supérieur.

Monte, monte encore après avoir percé l'orbe du soleil /3,

Ainsi pour toi s'enfuira la peur de la mort.

101

Ayant revêtu la robe de la connaissance,

Grave dans ton coeur ces vers de Lalla.

Grâce à la syllabe OM, Lalla s'est absorbée dans la lumière de la Conscience /4,

Et la peur de la mort pour elle s'est dissipée.


1 Bonnes et mauvaises actions, le bien et le mal, etc., en somme la dualité.

2 Littéralement "les trois causes" (du monde de l'illusion); ce sont les impuretés de finitude, d'illusion et d'action.

3 sûrya-mandal , l'orbe du soleil, situé au nombril, centre subtil et symbole de la connaissance, que l'énergie ascensionnelle traverse lors de sa montée vers le suprême Sujet qui réside dans la roue de la pleine lune du brahmarandra

4 tséth jyóti .


102

Pour réaliser l'Essence innée /2 paix et maîtrise ne sont pas appropriées.

Un [simple] désir ne conduit pas non plus aux portes de la libération /3.

Même si l'homme s'est dissous [dans la contemplation] comme le sel dans l'eau,

Même alors, il est rare qu'il parvienne à discerner l'Essence innée.


1 Bien des épreuves, à des moments divers de sa progression, guettent l'audacieux qui tente la grande aventure intérieure, en particulier celui qui vise au plus haut, but évoqué au quatrain 102. Celui-là doit traverser le désert de l'anéantissement, avec l'effacement de toute visée personnelle et la privation des grandes expériences mystiques qu'il a naguère connues. II faut alors un renoncement total au plus profond du coeur et de l'esprit, prélude à la grande réalisation.

2 Le terme sahaja (sk.) ouvre (sahazas) et clôt (sahaza- vëtsâr) ce poème. Lalla pose ici dorénavant comme but la plus haute réalisation mystique, le discernement de l'Essence du Soi, habituellement cachée mais innée en chaque homme, et dont la révélation transfigure le monde. Les pratiques de sama-dama (au premier vers) ne sauraient conduire jusque-là, non plus que l'absorption évoquée au troisième vers. Lorsque se révèle l'Essence, le divin est vu dans l'univers sans aucune dualité.

3 Arland Koul et Nil Kanth Kotru donnent de ce second vers une variante ne comportant pas la négation, et comprennent : le premier "c'est l'amour", le second "c'est la dévotion" qui conduit à la libération.

Les deux versions, apparemment contradictoires, peuvent se comprendre selon le sens que l'on accorde à yítsh, sk. icchâ, désir, élan. Nous avons déjà vu l'importance de l'amour divin pour Lalla mais l'amour vrai n'est pas un simple désir! Il faut une ardeur intense, une ferveur que rien n'ébranle, une mobilisation totale de l'être qui relèvent en fait beaucoup moins d'un penchant humain que du don divin (cf. quat. 108, 109 et 125).

Sur sahaja, cf. ici p. 22 sq. et voir aussi l'interprétation du poème par Rájánaka Bháskara.


103-104 /1

Moi, Lalla, je sortis, dans l'espoir de [m'épanouir comme] la fleur de cotonnier.

Que de coups je reçus du nettoyeur et du cardeur!

Puis la fileuse, au rouet, leva de moi des fils très fins.

Chez le tisserand, au métier suspendue, il m'advint d'autres coups.


Sur la pierre à laver, par le laveur je fus battue,

Puis de terre à foulon et de savon bien frottée.

Le tailleur, avec des ciseaux, me découpa en morceaux.

Alors, moi, Lalla, j'obtins l'accomplissement suprême /2.


1 Ce double quatrain nous propose un schéma de la progression spirituelle vue sous l'angle des épreuves, figurées par le traitement que subit la fleur de cotonnier pour devenir du coton, du tissu, un vêtement.

2 Lalla veut sortir de la vie ordinaire dans l'espoir de s'épanouir au soleil du Suprême. Elle va cheminer à travers purifications, affinements et une véritable transmutation, la fileuse et le tisserand réussissant à tirer de la conscience ordinaire le fil très fin du Soi immense.

Enfin, le Tailleur va la mettre en pièces, mais ne retenons pas l'aspect négatif de cette expression; au contraire elle suggère moins l'éclatement du moi que le règne du Soi, lorsque soi-même et l'autre, le jour et le nuit, la vie et la mort sont vécus comme égaux, semblables, le même (cf. quatr. 142 sq.). Elle signifie donc l'accès au niveau universel : le Suprême est présent en tous les morceaux que constituent chaque homme et chaque chose lorsque l'Essence innée se révèle; tel est l'accomplissement suprême, paramagath, le "chemin" suggérant ici, me semble-t-il, les voies de Dieu, l'oeuvre divine, plutôt que la voie d'accès.


105

La corde qui maintenait ma charge de sucre candi sur mes épaules s'est relâchée.

Mon dos plie. Comment réussirai-je?

La parole de mon Maître spirituel, tombée sur moi, m'a meurtrie.

Mon troupeau n'a plus de berger. Ah! Comment réussirai-je?'

106

Un arc en bois avec une flèche de paille,

Un charpentier maladroit et un palais royal à édifier,

En plein marché l'échoppe sans serrure,

Le corps sans bain sacré : ô Père, qui peut comprendre?


1 S'il s'agit de la parole du Maître spirituel que nous connaissons : "Entre au-dedans" (quat. 18), on peut comprendre que celle-ci, tout en déclenchant la découverte émerveillée du domaine de l'Intériorité, a corrélativement entraîné un désintérêt complet de la vie ordinaire, ce qu'une variante du deuxième vers exprime ainsi : "Ma tâche journalière m'est devenue pénible". Alors, les anciennes douceurs mondaines sont transformées en fardeau, un fardeau de plus en plus lourd, déséquilibré et blessant que finalement Lalla ne peut plus porter. Et la parole du Maître qui avait eu d'abord un effet merveilleux a fait mal (littéralement "causé une ampoule") en sapant l'ego : le troupeau des organes et des facultés n'a plus un moi solide pour le mouvoir comme autrefois, enfin et surtout, il a perdu son vrai berger car Siva, qui s'était d'abord montré, s'est ensuite retiré.

Ce poème et les deux suivants se rapportent donc bien à une étape déjà avancée et pourtant très douloureuse de la purification dans laquelle le fidèle se trouve complètement désemparé, dans une obscurité et un vide qui vont grandissant. Il ne sait que faire et il ne comprend pas pourquoi il est privé du Soi, pourquoi il a perdu sa sécurité, sa force, ses moyens, sa volonté et parfois jusqu'à sa ferveur.


107

Au moyen d'une corde mal tressée je hâle ma barque sur l'océan.

Dieu m'entendra-t-il? Me fera-t-il traverser?

Telle de l'eau dans des gobelets d'argile crue, je vais me perdant.

Mon âme est dans la confusion. Ah! Comme je voudrais rentrer en ma demeure!

108

Esprit agité, n'aie point de crainte en ton coeur,

L'Eternel Lui-même prend soin de toi

Et Il sait comment apaiser ta faim.

Lance vers Lui seul ton appel afin qu'Il te fasse accomplir la traversée.

109

Tout droit je suis venue, tout droit je m'en irai.

A moi si droite, que pourrait faire un esprit tortu?

Depuis l'origine, Lui me connaît :

A quelqu'un qu'Il connaît et considère quel mal peut-on faire?


1 nâd, cri, appel. Il faut aussi se souvenir que nâda a un sens précis dans le yoga shivaite; résonance au-delà du son, il se produit à une étape avancée de l'énonciation de OM qui se déploie dans le souffle du milieu. Au terme de la montée, le yogin s'identifie à Siva : la "traversée" est achevée, l'autre rive, atteinte. (Cf. en particulier les quatrains 88 sq.)


110

Je ne plaçais là nul espoir, ni la moindre confiance.

[Enfin] moi, Lalla, ayant bu le vin de mes propres dits,

Je saisis et je terrassai les ténèbres intérieures,

Je les arrachai, je les mis en pièces /1.

111

Quand la chaîne du respect humaine sera-t-elle brisée?

Lorsque j'accueillerai blâme, insultes et moquerie.

Quand le manteau hors venu de la honte sera-t-il brûlé?

Lorsque sera calmé le poulain intérieur /3.


1 Le premier vers du poème comporte un pronom complément (que j'ai traduit par un adverbe de lieu) dont on ne sait à quoi il renvoie. Est-ce au monde extérieur et au moi dont Lalla s'est détournée? Ou à ses propres poèmes qu'elle mentionne dans le deuxième vers et dont elle n'aurait jamais pensé qu'ils pussent un jour l'aider elle-même? Ou voudrait-elle dire qu'elle ne se fiait à rien pour sortir de l'épreuve décrite aux deux derniers vers et demeurait dans la résignation?

Cependant, on peut sans doute comprendre ensuite qu'au temps de la déréliction, la lecture des poèmes où elle a évoqué l'enivrante présence de Siva naguère connue réactualise cette présence en lui donnant courage et élan.

A moins que wákh, la parole, les dits, mais aussi la voix -cet organe- ne renvoie à l'ensemble des organes purifiés par le "souffle", et le vin, au "nectar".

2 Les poèmes 111 à 116 traitent d'un aspect grave du renoncement, la difficile perte de cet attachement à la dignité qui se manifeste comme pudeur, fierté ou respect de soi, mais qui tient au fond à une dépendance du regard de l'autre ainsi qu'aux habitudes inculquées par l'éducation.

3 Ces sentiments de honte sont justifiables au niveau des rapports sociaux dans la vie ordinaire pour modérer le moi, mais la conduite de l'homme dégagé des caracoles de la pensée et toujours à l'écoute du Suprême est régie par l'intuition juste.


112

Que m'advienne le bien, le mal,

Mes oreilles n'entendent point et je n'ai plus d'yeux.

Lorsque l'appel d'en haut vient réveiller mon coeur,

Ma lampe s'allume, car il n'y a plus de vent.

113

On peut m'infliger mille insultes,

Nul trouble n'habitera ma pensée

Si je suis fidèle au Seigneur inné /1.

Une pincée de cendres salirait-elle un miroir /2 ?

114

Qu'ils me blâment et m'injurient,

Qu'ils me disent tout ce qu'ils veulent,

Qu'ils m'honorent, m'offrant spontanément des fleurs,

Rien de tout cela ne me touche, alors qu'en reste-t-il /3?


1 Ou bien : "Si je suis vraiment fidèle au Seigneur".

2 Au contraire, la cendre sert à polir le miroir.

3 Selon la légende, Lalla fit constater à un marchand de tissu que la pièce d'étoffe jetée sur une épaule à laquelle tout au long de la journée elle avait fait un noeud à chaque compliment reçu et celle, identique, jetée sur l'autre épaule et qu'elle avait nouée à chaque insulte pesaient, au soir, le même poids. Sous l'inanité apparente de l'anecdote, se cache une profonde vérité mystique : pour celui qui vit, libre, dans l'instant, l'événement ne laisse pas de traces subconscientes ( vâsa).


115

Sachant, sois ignorant, et voyant, sois aveugle.

Entendant bien, sois sourd; sois en tout insensible.

Quoi que l'on te dise, réponds à l'unisson.

Voilà vraiment ce qu'il faut pratiquer pour connaître la réalité /1 .


Prends bien en patience l'éclair et le tonnerre,

En patience l'obscurité en plein midi,

Prends en patience de passer toi-même dans le moulin à moudre.

Père, sois heureux, Il viendra Lui-même.

117

Le moulin tout uniment tourne, tourne

Et l'axe sait actionner les meules.

Quand le moulin tourne, il moud fin.

Dans la cour du moulin afflue alors le grain /2.


1 tattva, catégories ou niveaux de la réalité.

2 Risquons une interprétation. Le moulin de l'accomplissement mystique, actionné par l'eau ou le vent d'une pratique assidue et ardente qui met en jeu l'axe de la pensée et du coeur, convertit le grain -les constituants de la vie courante : sentiments, idées, paroles, actes- en fine farine, en éléments purifiés, imprégnés de conscience car immergés en Siva . Dès lors, le grain arrive en quantité : toutes les formes, tous les aspects de la vie quotidienne affluent vers ce centre de transmutation jusqu'à ce que la personne entière soit métamorphosée.


118

Ô cygne que tu étais, te voilà muette.

Quelqu'un s'est enfui qui t'a dérobé quelque chose.

Le moulin arrêté, le conduit s'obstrua

Et le meunier s'enfuit en emportant le grain /1.

119

Moi, Lalla, je m'épuisais à chercher

Et à chercher encore, au-delà de mes forces /2.

Commençant à voir, j'aperçus des verrous à Sa porte.

L'ardeur en moi devint inébranlable et là même, je Le contemplai /3.


1 Peut-être ceci : à, une étape bien plus avancée que celle décrite au poème précédent, l'union à Siva entraîne la perte des facultés limitées ordinaires de jugement et de sensibilité. Il n'est plus besoin de moulin pour réduire le grain en fine farine , Siva a tout emporté.

2 rasa nishë ti. Autre lecture : rasani-shéti, "je luttais contre tout ce que ma langue désirait" c'est-à-dire contre les penchants du moi.

3 Certains comprennent : "et je demeurai là, à veiller". Mais il semble bien que le thème du poème soit la substitution aux efforts violents qui se heurtent à une porte verrouillée d'une attitude toute simple mais beaucoup plus intériorisée qui allie confiance, patience, amour, élan, et à laquelle répond la grâce de Siva; pareille attitude était déjà elle-même induite par cette grâce. Ce thème sera repris et explicité aux poèmes 125 et 126. Cf. la version de Rájanaka Bháskara, ici p. 108.



Le Vide /1

120

Disparut le soleil et la lumière vint du clair de lune/2.

Disparut la lune et seule demeura la pensée.

Disparut la pensée, alors, plus rien nulle part.

Où donc la terre, l'air, le ciel /3 s'en étaient-ils allés?

121

Le tantra disparu, reste alors le mantra .

Le mantra disparu, reste alors la pensée.

La pensée disparue, alors, plus rien nulle part.

Dans le Vide un vide s'est absorbé.

122

Tue le désir et discerne l'Essence ici même.

La connaître est de grand prix; abandonne tes chimères.

Elle est de toi si proche, ne va pas chercher au loin.

Dans le Vide un vide s'est absorbé.



1 Le vide est un thème cher à Lalla et que nous avons déjà rencontré, en particulier au tout début de ce florilège ainsi qu'au quatrain 81. La notion de vacuité ne connote ni sacrifice ni désespoir quel que soit le renoncement qu'elle suppose; elle réfère au contraire au vide des obstacles et des limites, c'est-à-dire à la libération. Le vide s'établit par étapes jusqu'au Vide (transcendant).

2 Le soleil symbolise la connaissance et la lune, le sujet connaissant. Lorsqu'au vers suivant disparaît la pensée, unmanâ, au sommet de la montée de l'énergie, est atteint. Cf. quatr. 96 et l'analyse de L. Silburn, Bh. p. 59 sq.

3 Sk. bhuh, bhuvah, svah, la terre, l'espace intermédiaire et le ciel, les trois "énoncés" célèbres qui remontent au Veda. Sur ces conceptions et leur rapport avec OM, cf. A . Padoux, E.P. pp. 26-27.

Variante de la fin du vers : "Où donc s'étaient-ils absorbés?"


123

Le lac, il m'en souvient, trois fois déborda.

Une fois, il touchait au ciel, on aurait dit

D'un pont allant de Haramukh à Kaunsar /1.

Sept fois, il m'en souvient, le lac se résolut en vide.

124

Je traversai moi-même une immensité de vide.

A moi, Lalla, il ne restait ni connaissances ni raison.

Au vrai Soi, enfin, je m'éveillai.

Alors le lotus, sortant de la boue, pour Lalla s' épanouit /2 .


1 La vallée du Cachemire s'étend entre le mont Haramukh au Nord et les sources Kaunsar au Sud. On dit qu'au début du présent cycle cosmique la Vallée était recouverte d'eau et formait un grand lac. Dans ce poème, le lac peut donc désigner le Cachemire et il figure aussi le monde : ses disparitions suggèrent alors les dissolutions de l'univers qui se produisent à la fin de chaque cycle cosmique.

Mais ce poème doit avoir un sens profond. Le lac peut symboliser l'existence individuelle et l'ensemble référer à la progression intérieure. Peut-être les noms de Kaunsar et Haramukh symbolisent-ils des "roues" sur le trajet de l'énergie ascensionnelle. Plus sûrement, les dissolutions dans le vide évoquent l'effacement de la pensée dualisante et les hautes expériences mystiques de passage d'un vide en un Vide plus grand. Le Svacchanda Tantra distingue sept vides étagés de plus en plus subtils et immenses à mesure que la conscience du yogin s'élève de l'objet à la connaissance, puis au pur sujet, au Je universel ... jusqu'à l'ultime Indicible qui "contient tout : l'infime en Siva et Siva dans l'infime. C'est le Vide parfait, l'absolu, la plénitude, la félicité cosmique, Paix suprême ou Paramaiva non-différent de sa libre énergie". L. Silburn, `Les sept vacuités d'après le shivaïsme du Cachemire' in Hermès : Le Vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient . Op. cit. pp. 213-221. Les Hymnes aux Kali décrivent également des vides successifs et voir aussi V.Bh. p. 57 sq.

2 Le Soi se révèle hors du moi, tel un lotus s'épanouissant hors de la boue, ou selon une variante hors des plantes aquatiques. Le lotus est symbole de la splendeur, de la Réalité ultime. Ajoutons que l'image du lotus évoque aussi le lotus à mille pétales, ou roue à mille rayons, au-dessus de la tête.




Amour et union


125

Je m'écorchais la plante des pieds sur les chemins [à Sa recherche].

Enfin l'Un, vers l'Un, m'indiqua la voie.

Qui apprend cela ne sera-t-il pas ravi ?

Lalla n'a écouté qu'une seule parole, non des centaines.

126

Cherchant intensément mon propre Soi, je m'épuisais:

A la connaissance cachée nul n'est jamais parvenu ainsi.

Enfin, en Lui je m'absorbai /1 et j'atteignis alors le cellier du nectar

Où se trouvent maintes jarres pleines mais personne n'y boit /2.


1 Lalla expose dans ce poème un retournement crucial sur le plan de l'expérience, la substitution à l'effort personnel incité par le moi et nécessairement limité par le moi d'une attitude profonde faite d'élan, d'oubli de soi et d'absorption continue. Telle est la réponse du fidèle à la révélation divine attestée au quatrain précédent. La voie vers l'Un que l'Un révèle ne consiste-t-elle pas justement en l'absorption qui mène à l'union ?

2 On peut comprendre que bien peu de chercheurs arrivent jusqu'à cette félicité, ou entrevoir d'autres raisons : soit le nectar de félicité est tel qu'il n'a pas besoin d'être bu, soit il n'existe plus de "moi" ni de désir (de boire) à ce moment-là.

Un ami me rappelle la strophe du soufi `Omar Ibn ai Fâridh :

"La seule vue du cachet posé sur les vases suffit à faire tomber les convives dans l'ivresse." L'Éloge du Vin (al Khamriya). Poème mystique de `Omar Ibn al Fâridh. Trad. E. Dermenghem. Paris. Les Ed. Vega, 1931, p.110 et commentaire p. 163. Deux autres stances de ce poème sont citées ici dans la Conclusion, pp. 125-126.


127-128 /1

Ayant dépassé les dix directions, je me tins à une seule direction /2.

Je m'élançai et je fis mon chemin dans le vide et le vent /3.

Je vis Siva partout, imprégnant tout.

De moi j'expulsai et les six et les trois /4, alors Siva s'y révéla.


L'or est sorti de la fournaise, toute impureté disparue,

Après qu'à cette fin je l'eus placé dans le creuset.

Je fondis au feu de l'amour telle la glace

Quand après les gelées /5 le soleil reparut.

Alors moi, Lalla, je demeurai en paix,

Me souvenant que "Je" est Son nom /6.


1 Ce poème, tel qu'il est édité par Anand Koul, comporte deux parties : le quatrain habituel, seul retenu par Jayalal Kaul, puis un ensemble de six vers, forme exceptionnelle chez notre poétesse. Comme deux mêmes rimes reviennent et dans le quatrain et dans le sextain (cf. texte, ici, p. 101), comme en outre on retrouve les thèmes favoris de l'auteur dans ce dernier, on peut penser qu'il est authentique. Les deux poèmes offrent d'ailleurs un tableau d'ensemble de la progression intérieure jusqu'à une étape avancée, le second explicitant le dernier vers du premier.

2 Les dix directions sont définies par les points cardinaux plus le zénith et le nadir. L'image suggère le monde de la multiplicité ou de la dualité en lequel règnent de multiples directions qui sont duelles -nord et sud, haut et bas, etc. Lalla s'en est évadée en prenant la bonne direction, celle de l'intériorisation, une intériorisation qui conduit finalement à l'universel.

3 Wâv, le vent, c'est-à-dire ici le souffle. Allusion aux pratiques exposées ci-dessus du quatrain 75 au 97. Sur le vide, cf. quatr.120 à 124 ainsi que 1 et 2. Siva est alors vu en toute chose; cf. aussi quatr. 131.

4 Pour Anand Koul, les six sens et les trois impuretés. Jayalal Kaul lit : les neuf ouvertures du corps et les 36 tattva . Je verrais plutôt les six "ennemis" (cf. note au quat. 80) et les trois "impuretés" (de finitude, d'illusion et d'action) ; les uns, et les autres étant éliminés, Siva peut se révéler en Lalla elle-même.

5 Les gelées de l'hiver évoquent les épreuves de la nuit.

6 Ici h, je, ne désigne plus le moi . Les Traités shivaïtes distinguent avec force ahamkâra , le je fabriqué, l'agent du moi, de AHAM , le JE suprême, le Soi absolu. Ce qu'il faut traduire en français "moi, Lalla" est en cachemirien Lal bôh.


129

Me levant à la fin du clair de lune, j'appelai la folle

Et je berçai sa peine dans l'amour de Dieu.

M'écriant "C'est moi, Lalla, Lalla", j'éveillai le Bien-aimé /1.

En Lui je m'absorbai, et des dix taches /2 mon esprit fut purifié.

130

Par les six je fus, par les six je suis /3.

Je suis, moi, dans le Soi complètement dissoute.

A l'aller je m'étais éloignée, au retour je me suis élevée.

Me voici toute entière en Dieu même absorbée.

131

Bien qu'Il soit au-dedans, je L'ai d'abord cherché au-dehors.

Puis le souffle subtil a purifié mes vaisseaux internes.

Grâce à la contemplation je ne vois plus au monde que Dieu seul,

Les formes dans l'union s'étant perdues.


1 la en cachemirien. Ce jeu de mots est intraduisible en français. Voir le quatrain en cachemirien ici, p. 102. Et cf. l'interprétation de L. Silburn dans Bh. p. 65 et la n. 2 où elle observe : "Tantôt Siva s'éveille en l'âme [...], tantôt comme ici, l'âme éveille Siva".

2 L'union d'absorption une fois accomplie, la souillure due aux cinq organes des sens et aux cinq organes d'action disparaît. Il en résultera la perception juste et l'acte pur qui sont l'apanage du libéré vivant. G. Grierson signale que le mot dah, dix, peut aussi signifier `un lac'.

3 Les six attributs divins (cf. quatrain 12) sont à l"origine de la manifestation. Lorsque l'homme, par la faute de l'illusion et du moi s'égare dans le devenir, il les perd, mais, s'il suit jusqu'au bout la voie de la libération, il les retrouve par l'effacement du moi dans le Soi. C'est ce double mouvement d'éloignement ou de descente puis de retour ou de remontée vers l'Un qui est sans doute évoqué au troisième vers.


132

En Toi-même absorbé, Tu me restais caché.

Je passais tout le jour à chercher Toi et moi.

Lorsqu'en moi je Te vis, ô Toi,

A Toi et à moi j'accordai uu ravissement sans limite.

133

Moi, Lalla, ayant franchi la porte du jardin de mon coeur,

Ô joie! je vis Siva et l'Energie unis,

Et là même, je m'absorbai dans le lac d'ambroisie.

Vivante, me voici désormais morte au [monde], alors, que pourrait-il me faire?

134

Seigneur! Je ne connaissais ni le Soi ni le Suprême /l,

Et toujours je me préoccupais de ce corps /2 .

Que Tu es moi, que je suis Toi, pareille union point ne la connaissais.

Se demander "Qui suis-je?" ou "Qui es-tu?" est un doute.

135

J'ai vu que je suis en toute chose,

En toute chose je L'ai vu briller.

Ecoute bien, reste à l'écoute et tu peux voir Hara /3.

La maison est toute Sienne : que suis-je, moi, Lalla!


1 Autre lecture : "Je ne reconnaissais pas le Soi".

2 "Corps" est à entendre au sens large, comme personne corporelle. Il s'agit encore de l'opposition entre le "je" ou le "moi" ordinaire et le Soi profond. Autre lecture : "Toujours je mortifiais ce corps".

3 Siva-le-Ravisseur.


Le Seul ou la non-dualité vécue /1


136-137

Moi, Lalla, j'apaisai l'amour dans le feu de l'amour /2

Avant la mort je mourus toute entière.

Libre de forme dans ma nature profonde,

combien de formes n'ai-je pas déployées?

Le moi disparu, que ferais-je /3?


Dans la perte, j'ai perdu la perte.

La perte perdue, je suis revenue à l'océan de l'existence /4.

Riant, jouant, j'ai obtenu la révélation de l'Essence ici même.

De ce que je dis là j'ai fait en moi l'épreuve.


1 Le Seul ou l'Un n'est certes pas un nouveau thème mais l'on peut à présent en souligner l'importance sur le plan du vécu. La non-dualité, évoquée dès le début de ce florilège, apparaît ici comme accomplissement, et c'est précisément cette expérience-là qui fonde et justifie l'enseignement.

2 Loluk nar Lallih Iolih lalanowum. Cf. texte en cachemirien, ici p. 102.

3 Le moi disparu, il n'y a rien à faire puisque tout s'accomplit dans la spontanéité : tel est l'acte parfait du libéré vivant attesté aux derniers quatrains.

4 Morte au monde ordinaire, ayant connu les hautes cimes mystiques loin du monde, ayant tout perdu dans la nuit et finalement perdu la perte elle-même, Lalla revient à ce monde, à "l'océan de l'existence", mais ni elle ni le monde ne sont maintenant ce qu'ils étaient (ceci sera explicité au poème 139). Désormais, l'union étant accomplie, elle n'a plus qu'à se jouer puisqu'elle ne perd jamais la saveur de la Réalité suprême.


138

Si tu entends bien l'Unité, tu n'es plus nulle part.

Par l'Unité j'ai été réduite à néant /1.

Quoiqu'Il soit l'Un, le Seul, j'ai connu la guerre des deux,

Mais c'est Lui, le Sans-forme, qui façonne les formes /2.

139

Sortant de l'Intériorité en ma quête ardente, je me trouvai en plein clair de lune /3,

En ma quête ardente, j'allai du même au même.

Toi seul, ô Náráyana /4, Tu es ceci, Toi seul cela,

Il n'est que Toi seul, ô Naráyana : tout cela n'est-il pas composé de Tes jeux?


1 Littéralement "j'ai été mise en pièces". Il faut, me semble-t-il entendre cette expression de plusieurs façons. D'abord le moi est réduit à néant. Mais aussi, souvenons-nous des métamorphoses de la fleur de cotonnier (quatr. 103-104) où Lalla dit que le Tailleur la "découpa en morceaux", ceci ouvrant l'accès au niveau universel. Enfin, au temps où régnait la guerre des deux, c'était bien Lui aussi qui avait "façonné les formes".

2 Ce vers rappelle l'invocation sur laquelle s'ouvre le Srikálikástotra , les káli étant les Energies divines ou Déesses :

"O Déesse, gloire à Ta forme sans forme et forme du triple univers, (Beauté) sans leurre qui ne suscite ni le bien ni le mal et que peut atteindre une très claire Conscience!" (H.K. p. 103.)

3 Lalla ouvrant les yeux découvre un univers transfiguré —c'est ici le sens du "clair de lune"— et son expérience devient cosmique. Cf. Bh. p. 71.

4 Nârâyana —notre shivaïte l'emploie sûrement à dessein— est un nom qui remonte au Veda et qui est donné au Suprême par les vishnouïtes.


140

L'impureté s'envola de ma pensée comme les cendres d'un miroir.

Alors, j'obtins la Connaissance /1 dans le monde même :

Lorsque je Le vis si proche de moi,

[Je sus que] tout est Lui, et moi, rien.

141

C'est Lui qui rit, éternue, tousse et bâille,

Lui qui, dans les bassins sacrés va se baignant,

Lui, l'ascète nu d'un bout à l'autre de l'année.

Il est de toi si proche, alors, reconnais-Le!

142

L'eau, par le froid vaincue, se transforme en glace ou en neige :

Trois choses devenues différentes qui, à la réflexion, ne le sont pas.

Que brille le soleil de la suprême Conscience et tout est égal /2 :

L'animé, l'inanimé, le monde entier sont reconnus comme étant Siva.


1 zân. Il faut entendre ce mot dans un sens très fort. Ràjánaka Bhâskara lui substitue pratyabhijñá, la "reconnaissance", une révélation saisissante et souveraine. Autre lecture : "J'obtins une réputation dans le monde".

2 Sur caitanya, Conscience ultime, cf. ici p. 140. La samatá ou égalité est une notion fondamentale dans ces écoles; elle était déjà le thème du poème 28 qui serait aussi à sa place dans la présente séquence.


143

Venue en ce monde du devenir, j'ai pratiqué l'ascèse.

A la lumière de l'Eveil j'ai découvert l'Essence ici même.

Pour moi nul ne meurt et je ne mourrai pour personne.

Si je meurs, c'est bien, et c'est bien si je vis longtemps /1.

144

Celui qui considère autrui et soi-même comme égaux.

Celui pour qui le jour et la nuit /2 sont semblables

Et dont la pensée est libre de dualité,

Celui-là seul a vraiment vu le Souverain des dieux.

145

Envers celui qui, la voie du Cygne en mémoire /3, invoque incessamment Siva,

Et qui, même s'il demeure actif jour et nuit,

N'a nul souci du fruit /4, ayant de la dualité dégagé sa pensée,

Envers celui-là, se montre toujours gracieux le Souverain des dieux.


1 Encore un paradoxe au sujet de la mort. Entendons au troisième vers que pour la conscience profonde il n'y a pas de mort et le quatrième vers concerne la mort du corps.

2 A entendre aussi symboliquement comme désignant tous les couples d'opposés : joie et peine, etc.

3 La voie du Cygne consiste en la répétition naturelle et spontanée du maeni silencieux HAMSA avec chaque respiration, ainsi qu'elle a été décrite au quatrain 86 (voir la note). Une telle respiration constitue en soi une reconnaissance de la présence divine.

4 Totalement absorbé dans le JE universel, le fidèle devient /agÍ-rost désintéressé, libre de but, d'attachement, de visée intentionnelle, sans souci du fruit de l'acte car, la dualité effacée, il agit en toute spontanéité. Désormais, son activité n'entraîne plus aucune imperfection, il est toujours béni du Suprême. Sur l'acte, cf. aussi les quatrains 61, 62 et 74.

146

La conscience est toujours nouvelle, la lune toujours nouvelle /1.

Je vois toujours nouvelle l'étendue des eaux /2.

Depuis que je me suis, corps et esprit, purifiée,

Me voici, moi, Lalla, encore et toujours nouvelle /3.

147

Tout acte que j'accomplis est un culte rendu,

Toute parole que je prononce, un mantra /4,

Tout ce que je vis en mon corps relève de cette Reconnaissance :

Cela, tout cela, c'est le tantra /5 du Suprême Siva.


1 Rappelons que lorsque la lune est nouvelle, Ráhu, le démon de l'occultation, est avalé par la lune mystique du brahmarandhra , ce qui signifie que le sujet limité est effacé et que le Je suprême se révèle. Cf. quatrains 80, 81 et surtout 89.

2 Les eaux, comme l'océan ou le lac, symbolisent sans doute l'univers qui, pour Lalla, est à présent transfiguré.

3 Cette impression, extrêmement vive, tient au fait que le fidèle parvenu à ce sommet est affranchi des déterminations habituelles, en particulier de l'écoulement temporel. Il vit dans l'instant présent, dans la fraîcheur et la nouveauté de chaque instant. Cf. l'analyse de L. Silburn dans Bh. p. 72.

4 Cf. SSv. III, 26 et 27 (op. cit. pp. 95-96) :

"Les fonctions du corps forment son observance religieuse."

"(Sa) conversation est récitation ( mantra réel)."

5 Si ce mot, comme on sait, s'applique à des Traités appartenant aux Ecritures sacrées, il signifie d'abord la "chaîne" d'un tissu. Le tantra du "Suprême Siva" est ici, me semble-t-il, non un ouvrage à consulter, mais l'étoffe même dont est fait le libéré vivant, en quelque sorte la mise en oeuvre des Traités, un tantra vivant. Cf. un témoignage chrétien dans la Conclusion, ici p. 136.





LES DITS OU QUATRAINS 99

QUELQUES POÈMES DE LALLA

EN CACHEMIRIEN TRANSLITTÉRÉ

Le texte est celui de Sir George Grierson dans Lallá-vákyáni pour les poèmes édités par lui et celui de Anand Koul' pour les autres, le mode de translittération de chacun restant, autant que possible, conservée .


[omission de ce texte en cachemirien et de même par la suite]

……………………………………...

QUELQUES POÈMES DE LALLA

TRADUITS DU CACHEMIRIEN EN SANSKRIT

par RÁJÁNAKA BHÁSKARA au XVIIIe siècles

Présentation, translittération et version française

par Colette Poggi


Récités avec ferveur, voire psalmodiés comme autrefois, les quatrains de Lalla, expression audacieuse d'une quête intérieure sans concession, nous sont parvenus en ce vingtième siècle comme un témoignage précieux de la riche tradition mystique et poétique du Cachemire médiéval. Ils se sont diffusés hors de leur pays d'origine grâce à des traductions en langues indiennes comme le hindi, l'ourdou, et surtout grâce aux traductions et aux études faites en anglais (même par des cachemiriens) depuis la publication de George Grierson et L. D. Barnett.

C'est au XVIIIe siècle, pour la première fois semble-t-il, qu'un pandit shivaïte, Rájánaka Bhaskara, donna pour soixante stances une version en sanskrit, langue sacrée de l'Inde destinée entre toutes à la transmission de la connaissance.

A vrai dire, cette traduction n'est pas, ici ou là, sans surprendre. Ainsi, par exemple, au lieu de conserver tel terme d'origine sanskrite déjà présent dans le texte cachemirien, Rajanaka Bhaskara choisit de le remplacer en le glosant : sahaja l'Inné, devient alors svabháva, la nature essentielle, deux termes qui renvoient à la même réalité2.

Il arrive aussi que certaines expressions en cachemirien soient éludées, ou qu'à l'inverse un nouvel élément apparaisse dans la version sanskrite, qui n'existait pas dans la stance originelle.


1 Lallesvarivákyáni. Sri Rájánaka BhAskara - ácárye-samdróidha-samsbea-padyopetírli. ("Dits" recueillis et traduits en versets sanskrits par l'honorable Maître Retnaka Bhilskara.) Cette traduction a été éditée dans K.S.T.S. n° 9, s.d.

2 Cf. quatrain 102, ici donné en cachemirien p.101 et en sanskrit p. 108.


104

Désirant sans doute mettre en relief tel ou tel aspect essentiel à ses yeux, Rájánaka Bhaskara offre alors, plutôt qu'une traduction, sa version personnelle de tel ou tel quatrain, et cette version n'est pas sans révéler à quel point il avait été touché par le message de Lalla.

N'est-ce pas cependant le sort de toute transmission orale que de susciter des variations, et celui des traductions que de déboucher parfois sur une recréation littéraire ? S'il perd sa tonalité et son rythme propres, le texte d'origine, reformulé dans une langue différente mais riche de toute sa spécificité, connaît dès lors une expression renouvelée qui lui confère une influence élargie. Ainsi peut-on penser que le rayonnement incomparable du sanskrit en Inde favorisa la diffusion des stances de Lalla non seulement dans les milieux shivaïtes centrés sur l'expérience intérieure mais aussi parmi les lettrés amateurs de poésie.


36/45 /1

Rien de ce que l'on offre dans les cérémonies, pas même les fleurs,

N'est digne de Lui ! Seul Lui rend un véritable hommage celui dont le Soi,

Grâce à l'enseignement du Maître, s'est parfaitement purifié

Par l'adoration intense et le souvenir constant /2.


1 Le premier chiffre donne le numéro du poème dans le présent volume et le second, le numéro du poème dans la version sanskrite de Ràjánaka Bhàskara.

2 Srnrtf: l'action de se souvenir, la remémoration, joue un rôle primordial dans la pratique religieuse indienne. Elle consiste en l'évocation intense du divin, sous la forme d'une déité, de ses qualités, de ses noms ... et en l'imprégnation de tout l'être, afin d'accueillir en soi la présence effective du divin. Dans le shivaïsme non dualiste du Cachemire, elle se définit comme un hommage des plus subtils et des plus efficients. "En vérité, telle unepierre précieuse, la remémoration parvenue jusqu'au stade du recueillement profond révèle Ta puissance inégalée", écrit Abhinavagupta. (Isvarapratyabhijñávimar§ini, I, 4. K.S.T.S. n° 22, 1918. Des extraits de cette glose, traduits par C. Poggi, doivent paraître dans : Philosophes indiens, OEuvres, t. I. Michel Hulin (éd.), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade). Une telle pratique du souvenir ne se limite pas à la contemplation mais doit imprégner toute la vie quotidienne.

On peut trouver des méthodes comparables chez les Naqshbandis ou dans l'Hésychasme, comme le lecteur pourra en juger plus loin, dans la Conclusion, pp. 126 sq. et 129 sq.. Et l'on pourrait également citer Maître Eckhart et bien d'autres chrétiens.

Qui fait l'offrande de fleurs,

Et qui est son épouse, dis-moi!

Adorant le Dieu suprême, quelles fleurs offrir ?

Pour Lui quel vase, pour Lui quel mantra ?


Eh bien, lorsque ces deux desservants, l'Elan et la Pensée,

Auront offert les fleurs de l'ardente contemplation

Et le vase où coulent les flots de la félicité du Soi,

Adore le Seigneur grâce au mantra du silence /1.



1 Cette interprétation rappelle le thème de l'Atmapújopanisad, Upanisad de l'adoration du Soi, où chaque aspect du rituel apparent, accompli en hommage à la divinité élective, est transposé dans le domaine subtil de l'intériorité; cette pratique prend place dans la conscience du yogin et conduit à l'absorption dans le Soi :

"la contemplation, c'est l'état de non-pensée,

l'invitation (de la divinité), l'état de non-agir,

Son assise, la connaissance sans faille (…)

l'eau purificatrice, le rayonnement ininterrompu (...)

la fleur, l'illumination de la conscience (...)

le silence, la louange au Seigneur suprême (...)."

Le texte sanskrit est paru dans : Unpublished Upanishads, Adyar, 1933.

106

64/52

Une seule et même pierre, dans son unité minérale, peut assumer

La forme d'un piédestal ou une myriade d'autres aspects.

Tel est Siva : si difficile à atteindre

Bien qu'Il resplendisse à l'infini ! Ecoute donc le Maître.

79/55

Vivre à la maison, vivre en forêt ne conduisent ni l'un ni l'autre

A la Délivrance, tel est l'enseignement des vrais yogis.

Jour et nuit, absorbé dans la prise de conscience du Soi,

toi, demeure ainsi, telle est la voie suprême.

80/25

Une fois les six forêts traversées, celle du désir et les autres,

Je découvris l'ambroisie de l'Eveil.

Une fois la Nature primordiale' consumée par la suspension du souffle

Et la pensée anéantie par une adoration intense, la splendeur de Siva me fut révélée.

87/22

L'ultime rai de lumière évanoui, le jour qui éclairait toute chose n'est plus.

Règne alors la nuit qui annule l'empire du visible.

Ainsi, quand la lune du moi s'absorbe en la lumière de Siva,

Ráhu [le démon de] l'individualité limitée, est soudain dévoré.


1 prad?i: la Nature primordiale, catégorie de la Réalité à partir de laquelle se déploie le monde manifesté. Cf. ici Annexe I p.

Au niveau du microcosme humain, prakrti désigne l'activité mentale et sensorielle qui projette sur l'écran de la conscience l'image subjective de cet univers.


102/29

Ni paix ni maîtrise ne sauraient à eux seuls révéler l'Essence intime /1 .

Pour cela, il faut le discernement suprême /2.

Sinon, au sein de l'Unité même, l'Essence,

Tel le sel fondu dans l'eau, demeure insaisissable.

119/48

Aspirant ardemment à la rencontre avec l'Omniprésent,

Je me mis en route vers les gués sacrés /3. En ces lieux illustres,

Malgré la tourmente de mes pensées, épuisée, je fis halte.

Je pénétrai alors au plus profond, et de Lui je pris conscience.


1 R. Bháskara traduit sahaz par svabhiv8. Lilian Silburn qui rend ce terme par "Essence innée" observe en note : " Sahaja, essence du Soi [...1. On peut y être immergé, en goûter la saveur sans pour autant la discerner clairement ( vicar--), c'est-à-dire se reconnaître identique à Siva." (Bh. p. 86.) Cf. aussi la Chindogya-Upanisad , VI, 13.

2 Le texte cachemirien porte le mot yitsh , sk. icchá , mais Rájánaka Bháskara lui substitue viveka, terme qui désigne la prise de conscience subtile non soumise à la détermination, à la différenciation, et qui révèle en dernier ressort la nature ultime du Soi. D'autre part, son texte ne comporte pas de négation (cf. ici la note au quatrain 102).

3 tirtha . Dérivé de la racine Tg signifiant "traverser, accomplir, sauver", ce substantif offre un riche éventail de sens. Terme courant en Inde, il désigne d'abord un passage, une voie, un gué, un escalier descendant sur les berges d'un fleuve, puis un lieu saint de baignade (source, bassin ...) et de là un lieu de pèlerinage. Dans un autre registre, tñíha s'applique également à tout objet sacré, à toute personne digne de vénération, tel le maître spirituel.

122/30

Une fois chassées impatience et lassitude, peut se réaliser

La prise de conscience définitive de l'Essence originelle.

Et là, de même qu'un vide ne se distingue pas d'un autre vide,

Ô toi, ne te trompe pas, il n'existe pas l'ombre d'une différenciation /1.

132/44

Aussi longtemps que les six fourreaux /2 me tinrent éloignée de Toi,

Ce ne fut, ô Seigneur, que désolation.

Ayant à présent réalisé la nature de l'Eveil libre de toute condition

Je suis parvenue au repos en Toi.


1 bheda, fissure, scission, différence. Selon les philosophes indiens, l'un des jeux favoris de miyá,l'énergie cosmique créatrice, consiste à tisser sans trêve, sur la trame de la pensée, un réseau de notions, déterminations et différenciations n'ayant de réalité que relative et subjective. Ce découpage illusoire et mouvant de la réalité voile ainsi, à ceux qui en sont victimes, leur nature véritable, créant un obstacle artificiel à la claire vision, et donc à la libération.

"C'est par le rejet de toute pensée différenciatrice et au coeur de l'identification parfaite que survient la libération, qui n'est autre que la connaissance de soi, éveillée par l'évidence de son identité au Soi universel." (IPV, IV, 11. K.S.T.S. n°33.)

2 kola, terme voisin de k ukuka, les "cuirasses'" Cf. ici Quatrain 12 et Annexe I p.


140/31

Le miroir de mon esprit s'est illuminé,

La reconnaissance /1 a jailli en mon être,

J'ai vu alors le Divin en sa nature essentielle.

Rien n'existe, ni moi, ni Toi, ni même, en vérité, l'universel déploiement.

143/34

D'abord emportée dans le tourbillon de l'existence, moi, l'ascète,

Je suis parvenue à l'Eveil pur et spontané.

Que m'importe la mort d'autrui, pour lui, que signifie la mienne ?

Mourir, ne pas mourir me sont indifférents.

1 pratyabhíp â. Il s'agit de reconnaître le Soi ultime comme n'étant autre que la Conscience douée des énergies de liberté, connaissance et volonté. Selon l'IPV, IV.I : "Le Seigneur suprême, essence universelle, pleinement imprégné de la prise de conscience `Je suis Cela' est le Soi intime de tous les êtres vivants". Cette révélation du Soi identifié à la Réalité absolue apparaît, au sein du Trika, comme "la voie simple et directe du coeur" qui se rapproche de la non-voie ou voie sans voie.

147/58

Tout acte que j'accomplis est adoration,

Toute parole que je prononce, formule sacrée,

Tout événement, substance du yoga,

Et cela même, pour moi, ici, n'est autre que tantra.

CONCLUSION

en forme d'échos


En de simples quatrains, Lalla nous a suggéré l'Ineffable; en une effusion spontanée, souvent radieuse, elle a narré l'extraordinaire aventure intérieure qui conduit à la "libération". Ce cheminement à travers de nouveaux états de conscience jusqu'à l'achèvement suprême correspond, dans le contexte indien, à ce que nous désignons comme expérience mystique, et "les voies de la mystique ou l'accès au sans-accès"/1 se retrouvent au coeur des autres grandes religions. Ainsi nombre de paroles parfois surprenantes d'éminents spirituels de religions et de pays différents à des époques diverses se font écho entre elles et et la présente conclusion va faire entendre des échos de quelques thèmes majeurs de la poétesse cachemirienne : mort du moi, accès à "l'Intériorité", amour et souvenir constant de Dieu, non-dualité. Il ne s'agit plus d'échos dans le coeur de ses disciples, ni de rapport de cause à effet, la plupart des auteurs cités ayant vécu avant ou après elle ou dans des pays éloignés, mais finalement, entre ces mille reflets en paroles de la Réalité ineffable, entre ces divers échos du son inaudible, le parallèle n'est que plus frappant.


1 Les Voies de la Mystique ou l'accès au sans-accès d'après le Sivaïsme du Cachemire, des auteurs chrétiens, soufis, et un maître du Tch'an. Avec un Hommage à Jacques Masui. Hermès. Recherrhes surJ'expérrence sprrrlueJle. Nouv. série, direction : Lilian Silburn. N°1. Paris, Les Deux Océans, 1981,1993.


114

Accordant une attention particulière à l'islam puisque Lalla a été considérée par des musulmans comme convertie à leur religion, commençons par évoquer deux figures emblématiques à la croisée des chemins hindouisme-islam : Nand Rishi, son jeune contemporain qui fonda l'Ordre des Rishis islamiques du Cachemire, et Kabir au siècle suivant.

L'islam même sera abordé avec l'esquisse d'un troisième portrait, celui de Râbi'a, la grande sainte des débuts de l'hégire à qui des auteurs musulmans, nous l'avons vu, avaient comparé Lalla; puis seront envisagés certains aspects du soufisme, en particulier une méthode de mémoration ou de souvenir de Dieu dans l'Ordre de Naqshband dont les membres étaient venus en grand nombre au Cachemire de son vivant, la légende rapportant qu'elle eut une extraordinaire rencontre avec leur chef, Shah Hamadan; et cet aperçu s'achèvera sur la louange de l'Unité.

Dans le christianisme, nous entendrons des échos du "souvenir" avec "la prière du coeur", puis de plusieurs temps forts de l'expérience avec Madame Guyon, Maître Eckhart et un moine byzantin.


À LA CROISÉE DES CHEMINS

Nand Rishi

Nand (ou Nund) Rishi, ou Sahazanand, ou Sheikh Niir-ud-din, enfant de parents convertis à l'islam, naquit peut-être en 1377 dans un village proche de Bijbihara, non loin de Srinagar.

Sa naissance est entourée de légendes dans lesquelles Lalla intervient; ainsi, apprenant de la mère du nouveau-né qu'elle s'appelait Sadr, `Océan', Lalla observa : "Les perles, en effet, viennent de l'océan". L'enfant eut sans doute une jeunesse assez difficile avec deux demi-frères aînés qui, raconte Anand Koul, s'efforçaient de l'entraîner dans leurs expéditions de cambriolage. Un certain soir, comme un chien aboyait furieusement, il leur expliqua que cet aboiement voulait dire : "Ce que l'on a semé, on le récoltera. Alors, Nand, sème, sème!" Et un autre jour, au lieu de dérober des objets dans une maison où ses frères l'avaient obligé à s'introduire, il fit don de son plaid.

Il n'était pas plus brillant en apprentissage. En face d'un métier à tisser, au lieu d'écouter la leçon du tisserand, il expose à celui-ci la signification de l'objet : "La navette est l'homme et le fil dans sa bouche, son pain quotidien, à lui fourni par son destin; tant que dure le fil, l'homme s'active en ce monde, et, le fil une fois épuisé, l'homme, telle la navette, est mis à l'écart. Le battant qui, lorsque vous le tirez vers vous pour presser la trame, fait un bruit -dag-dag- exprime que nos désirs sont en train de nous tuer" /1. Le tisserand devint perplexe.

Personne ne voulait du jeune homme. Nand s'en fut donc et trouva une caverne où il s'installa, se livrant à d'austères pénitences. Au bout d'un certain temps, sa mère le découvrit et, voyant la situation, éclata en sanglots, mais il la consola en ces termes :


"Cette caverne m'apparaît comme une divine résidence,

La couverture comme une protection du ciel.

Avec les rats je joue comme avec des créatures d'excellent augure

Une année ne me semble durer qu'une heure."


Et plus tard, à sa femme, venue le voir à son tour :


"Le désir est tel un arbre de la forêt au bois noueux :

On n'en tirera poutres, planches ni berceaux.

Celui qui l'a coupé et abattu

Le brûlera et le réduira en cendres."


Nand Rishi devait passer douze ans dans la céleste caverne. Il connut sans doute Lalla et on lui attribue le quatrain suivant :


1 A life of Nand Rishi, par Anand Koul. The Ind'an Antíquary. 1929. Vol. LVIII, p. 197 et les deux quatrains qui suivent sont donnés (en cachemirien) p. 198.


116

"Cette Lalla de Padm npore, elle a bu

Son content de nectar divin.

Elle a été vraiment l'un de nos avatâra'/1.

O Dieu! Accorde-moi semblable bénédiction."

Sur son cheminement spirituel, voici deux témoignages :


"Je L'ai cherché dans les trois mondes et les dix directions.

Ni de près ni de loin, pas une seule fois, je ne L'ai aperçu.

Alors, je me suis enquis auprès des saints et des rishis ascètes.

A m'entendre, ils se sont désolés du malheur.

[Mais] après que j'aie été débarrassé des désirs et des plaintes,

Alors, je L'ai trouvé tout près de moi. " /2


"Quelque chose tomba de moi, je ne voulus plus que Dieu seul.

Tout autre désir abandonné, je partis avec ce seul vouloir.

Comme j'avançais vers l'Orient, le chemin devint libre,

J'ai eu grand'faim, et alors m'y voilà!"


Nand Rishi fut bientôt reconnu comme un saint et un maître. Sa renommée s'étendit et les disciples affluèrent. Il fonda l'Ordre des Rishis /3 islamiques dont les membres se recrutaient aussi bien parmi les hindous que parmi les musulmans et que tous respectaient. Il ne savait ni lire ni écrire mais ses dits, tels ceux de Lalla, furent recueillis par ses disciples. Voici quelques-uns de ses conseils :


1 avatára, `descente', incarnation divine. Le présent quatrain est donné seulement en anglais par Jayalal Kaul dans Lal Ded, op. cit. p. 88, et, exceptionnellement, je traduis sur cette version anglaise.

2 Trie Indian Antier ary, 1933, vol. LXII, p. 226, et pour le quatrain suivant : 1933, p. 218. Pour les 3 vol. de l' I.A. que je mentionne ici, reprint : 1986.

3 Le mot sanskrit ¡ i désigne, dès le Veda, un sage inspiré.


"Si tu écoutes la Vérité, tu peux maîtriser les cinq /1.

Mais si tu ne maîtrises que le corps, il ne te sauvera pas.

Si tu réalises l'union à Siva,

Alors, ô toi, le Rishi, le Père, ta prière s'accomplit."


"Ne cours pas après les Sheikhs, les prêtres, les Mollahs.

Ne nourris pas le bétail avec des feuilles d'arkhor /2.

Ne reste pas quarante jours dans la mosquée ou la forêt.

Contrôle ton souffle en union avec Dieu."


"La Mecque et Médine, cherche-les intensément en esprit, c'est le plus court chemin.

Saisis la Vérité, tue le désir. Le Spontané te révélera l'acte juste."


"Si tu exerces la patience, tu gagneras tout,

Ce que la destinée te réserve te sera accordé.

Si tu t'en empares: `Ceci est à moi, ceci est à moi',

Alors tout ce que tu as gagné te sera enlevé des mains."


"Ceux qui se fondent au-dedans, dans la pure vision,

Ceux-là sont extérieurement sourds et muets.

Sortis très frais du feu de toute la paille,

Ce sont eux, eux seuls, les rubis de grand prix."/3


Nand Rishi mourut en 1438, et le roi en personne assista à ses funérailles. Il fut longtemps considéré comme le saint patron du Cachemire.


1 Organes de perception et d'action. Réf. du quat.: I.A. 1930, vol. LIX, pp.31-32.

2 Feuilles toxiques.

3 Réf. des quatre derniers poèmes: I.A. 1933, vol. LXII, pp. 224, 225, 227.

118

Kabir

Kabir, comme Lalla, relève de la tradition orale et il s'exprimait en langue vernaculaire -dans son cas, un dialecte à base de hindi. Pour lui aussi, la biographie est imprécise et l'authenticité des poèmes parfois incertaine.

Kabir, "le Grand" en arabe, naquit peut-être vers 1440 et il mourut en 1518. Ses parents -adoptifs ?- habitaient Bénarès et appartenaient à une (basse) caste de tisserands convertis à l'islam; Kabir lui-même devint tisserand. On ne sait avec certitude ni s'il se maria ni qui fut son maître spirituel.

Dans l'épanouissement du mouvement des Sant dans l'Inde du nord au XVe siècle, Kabir se distingue par la profondeur mystique de son enseignement, par sa largeur de vue et par une force qui allait rayonner longtemps puisque les Kabir-Panthi sont encore très nombreux au XXe siècle. Ajoutons que beaucoup de ses poèmes furent incorporés dans la première partie de l'Adi-Granth, le livre saint des Sikhs, sous l'autorité du Guru Nának.


Les fragments de poèmes qui vont être cités ici sont empruntés aux deux volumes publiés par Charlotte Vaudeville : Kabir-Granthavali (dohá) /1 et une anthologie puisant aux trois principales collections de ses "Paroles", intitulée : Au Cabaret de l'Amour /2. Nombre de ces poèmes, destinés à être chantés, se trouvaient souvent classés selon le ton musical, non le sujet.


La voie d'amour que prône Kabir, entièrement centrée sur l'accomplissement intérieur subtil, dédaigne ou condamne tout ce qui relève du geste extérieur ou du mental sans être inspiré par ce vécu intime, depuis les rites traditionnels jusqu'à l'analyse rationnelle. Car "Les Pandit se sont égarés en lisant les Purána [...et] Les ascètes se sont égarés dans leur orgueil [...]." (C.A. )ovin.)


1 Institut Français d'Indologie, Pondichéry, 1957. Sigle ici : Gr.

2 NRF. Gallimard, 1959. Sigle ici : C.A. Chaque poème comporte de 4 à 6 stances, non numérotées. Les notes figurant dans ces deux ouvrages sont le plus souvent supprimées ici.


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"Si vous savez Le reconnaître pour l'Unique, alors vous savez tout,

Mais si vous ne savez pas Le reconnaître pour l'Unique, toute votre science n'est qu'ignorance.

De l'Unique vient le multiple, mais non l'Unique du multiple."

(Gr. 11. Chapitre de l'Amour pur, st. 8 et 9.)


Dans cette perspective de la seule Intériorité, peu importent les noms donnés par telle ou telle communauté au Suprême, et Kabir, qui se disait "fils de Râm et d'Allah" /1 L'évoque aussi bien par les noms hindous Hari ou Rani que par le nom Allah ou bien d'autres (et l'on peut penser aux quatrains 9, 45 et 46 de Lalla) :


"On dit que Hari demeure au Sud, et qu'Allah réside à l'Ouest:

Cherche-Le dans ton coeur, cherche-Le dans tous les coeurs: là est sa demeure et sa résidence!" (C.A. vi.)


En de belles métaphores, il ne cesse d'évoquer cette présence divine universelle:


"Dans le Lac du corps fleurit un Lotus merveilleux /2,

Où demeure la Lumière suprême, l'Absolu sans-limites et sans-formes [...]". (C.A. L.)


Mais pour le voir, il faut échapper à mâyâ, et il faut d'abord trouver le Maître spirituel -le vrai Maître ou Maître parfait est appelé Satguru, terme qui peut même référer à Dieu.

Dans le premier chapitre de la Granthavali, chapitre du Guru divin, Kabir dit :



"La grandeur du Satguru est infinie, infini son bienfait,

Il a ouvert une perspective infinie, il nous a montré l'Infini."(3)


Par amour, il décoche la Parole telle une flèche (7) et sous le coup de la blessure le disciple devient muet, insensé, sourd (10). Mais le Satguru lui donne la lampe du discernement pour percer


I Sous le titre Kabir, le fils de Rani et d'Allah , Yves Moatty a publié

une étude et une anthologie du poète. Paris, Les Deux Océans, 1988.

2 Le sahasradala ou sahasra, centre situé au sommet du crâne.

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à jour l'illusion (12). Et il sait aussi rougir le fer au feu ou révéler l'or (28) -Lalla emploie cette même métaphore au double poème 127-128. Enfin, c'est grâce à lui que, le nuage d'amour ayant crevé en pluie,

"Le tréfonds de l'âme a été imbibé et l'Arbre a reverdi" /1. (34)


Dans le chapitre 5 du même ouvrage, intitulé "Chapitre de l'Expérience", Kabir évoque sans doute, quoique de façon indirecte et allusive, la montée de l'Energie que célèbre Lalla /2. Selon une image puissante et paradoxale -notre poète affectionne le paradoxe-, la "forteresse" désigne l'agencement des centres et des conduits subtils étagés dans le corps. Et "la Perle germe dans cette forteresse qui a le Vide pour sommet"(8). Dans le Firmament ou Vide transcendant, la lune du brahmarandhra distille l'ambroisie. Là, le son s'abîme en sa source, le son inaudible : anâhata. Là, fleurit le Lotus et "Ce Lotus qui fleurit sans fleur, seuls les intimes [de Ram] peuvent le contempler" (5).


"Le son de l' Anâhad retentit, la cascade coule, la connaissance du Bmhrnan germe,

Le Non-manifesté se manifeste au fond de l'âme, et une contemplation amoureuse s'établit." (44)


L'ambroisie est aussi la liqueur d'Amour :


"Le Firmament est mon alambic, d'où filtre la Liqueur,

L'ambroisie s'amasse dans le vase de mon corps :

Celui-là est vraiment enivré de l'Absolu

Qui a découvert la vraie sagesse en s'abreuvant de la Liqueur de Ram.


Depuis que j'ai trouvé ce cabaretier de l'Absolu,

Joyeusement je m'enivre chaque jour." (C.A. t.xvii,)


1 "L'arbre, dans la tradition des Neith-Pmtbi symbolise tantôt le corps ( káya ), tantôt l'esprit (cítta ), tantôt la création, tantôt l'état suprême

`inconditionné' (sabir.'"). Ici, probablement le corps." (Note de Ch. Vaudeville.)

2 Cf. ici la séquence sur "Le souffle et I'énergie ascensionnelle" ainsi que l'Annexe III .

121

Mais pour obtenir la liqueur il faut un renoncement total :


"Kabir, chez le marchand de liqueur, beaucoup sont venus s'asseoir,

Mais pour boire, il faut donner sa tête, sans quoi, rien à faire!"

(Gr.6. Chapitre de la Liqueur, st. 3.)


Cet abandon réalisé, le Soi se découvre, la réalisation est souveraine et Kabir de constater :

"Si je brûle la maison, elle est sauvée, si je la préserve, elle est perdue,

Voyez une chose étonnante : celui qui est mort triomphe de la Mort!"

(Gr. 41. Chap. de la Mort vivante, st. 4.)


Enfin, la "tornade de la Connaissance" s'étant abattue sur lui, celui qui avait pu dire qu'il était devenu tel l'herbe qu'on foule aux pieds, reconnait maintenant : "Je suis en tout, tout est en moi." (C.A. cxxui.) Ou encore :


"[...] je suis devenu Toi, en moi il n'est plus de `Moi',

J'ai fait de tout moi-même une offrande, où que je regarde, c'est Toi que je vois." (Gr. 2, st. 9.)


Les assertions contradictoires sont vraies toutes les deux en ce sens qu'elles correspondent à deux vécus différents, mais "Si je dis la vérité, tous commencent à me battre" déplore Kabir…


EN ISLAM

Râbi'a al-'Adawiya

Cette grande sainte naquit sans doute en 713, quatrième (râbi’ ah) fille d'une famille très pauvre. Encore jeune, elle devint orpheline et fut enlevée par un homme qui la vendit comme esclave. Habitant chez celui qui l'avait achetée, elle passait ses nuits à prier et, une nuit, celui-ci l'aperçut ainsi, debout et toute illuminée. Alors, il la libéra. Elle se retira dans le désert puis à Basra (selon une autre version, elle devint un temps joueuse de flûte), où elle devait demeurer jusqu'à sa mort en 801. Une grande ferveur religieuse régnait à l'époque en cette ville, en particulier parmi les disciples de Hassan Basrî. Râbi'a, ayant repoussé plusieurs demandes en mariage, vécut en recluse; néanmoins sa renommée s'étendit et même des maîtres venaient la voir et l'interroger.


"On demanda à Râb'ia : `Comment as-tu atteint cet état suprême de la vie spirituelle?'

Elle répondit : « En répétant toujours : Mon Dieu, je prends refuge en Toi contre tout ce qui me distrait de Toi contre tout ce quis impose entre Toi et rnoi » /1.


"D'où es-tu venue?", lui demanda-t-on. "De l'autre monde."

"Et où vas-tu?" "Vers l'autre monde."

"Et que fais-tu en ce monde?" "Je m'en moque."

"Et de quelle façon t'en moques-tu?"

"Je mange son pain et j'accomplis les oeuvres de l'autre monde."


"O mon Dieu, si je T'adore par crainte de l'enfer, brûle-moi en enfer, et si je T'adore par espoir du paradis, exclus-moi du paradis; mais si je T'adore uniquement pour Toi-même, ne me prive pas de Ta beauté éternelle. "/2


"Un jour, Hassan de Basra, Mâlik ibn Dînât. et Shakîk de Balkh vinrent rendre visite à Râbi'a qui était malade. Hassan dit : `Personne n'est sincère dans sa prétention d'aimer Dieu s'il ne supporte avec patience les coups de son Seigneur'." [...] Shakîk : "Nul n'est sincère dans sa prétention à moins de rendre grâce pour les coups de son Seigneur". [...] Mâlik ibn Dînâr : "Nul n'est sincère dans sa prétention s'il ne se réjouit des coups de son Seigneur".


1 Rabi'a. Chants de la Recluse. Traduit de l'arabe par Mohammed Oudaimah et Gérard Pfister. Paris, Arfuyen, 1988, avec une postface de Louis Massignon. Citation p. 5, et la citation qui suit se trouve p. 21. Dans cette postface, L. Massignon fait allusion à la condamnation posthume de Râbi'a par les traditionnistes.

2 Éva de Vitray-Meyerovitch. Anthologie du Soufisme. Paris, Albin Michel, Collection Spiritualités vivantes,1995, p. 154. (Première éd. Paris, Sindbad, 1978.)

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Râbi'a n'étant satisfaite d'aucune réponse, ils lui demandèrent ce qu'elle pensait et elle dit : "Personne n'est sincère dans sa prétention à moins d'oublier les coups en contemplant son Seigneur"/1.


"Un homme dit à Râbi'â : `J'ai commis de nombreux péchés; si je me repens, Dieu se tournera-t-il vers moi?' Elle répondit : `Non, mais s'Il se tourne vers toi, tu te repentiras'."/2


Si ce ne sont pas là des échos très précis de Lalla, reconnaissons que, pour Râbi'a comme pour Lalla, les pratiques religieuses ordinaires ne suffisent pas pour s'approcher du Seigneur. L'intériorisation ardente est indispensable. Tout repose sur l'éveil du coeur, lui-même induit par la grâce mais qu'il faut savoir accueillir :

"On ne peut distinguer à l'oeil les différentes stations qui sont sur la route conduisant à Dieu, pas plus qu'on ne peut arriver jusqu'à Lui avec la langue. Applique-toi donc à tenir ton coeur en éveil. Lorsqu'il sera éveillé, c'est avec ses yeux que tu verras la route et qu'il te sera possible d'atteindre la station."/3

Alors, si l'on reste attentif et concentré, l'amour peut grandir et s'épanouir jusqu'à l'union, jusqu'à l'ineffable unité. A quelqu'un qui lui avait demandé comment elle voyait l'amour, elle fit cette subtile réponse :

"Entre l'amant et l'aimé, dit-elle, il n'y a pas de distance. Il n'y a de parole que par la force du désir et de description que par le goût. Qui a goûté a connu et qui a décrit ne s'est pas décrit. En vérité, comment peux-tu décrire quelque chose quand, en sa présence, tu es absent, en son existence tu es dissous, en sa


1 Ibid p. 209. Le texte est ici abrégé.

2 Ibid. p. 210. Margaret Smith traduit (en anglais) : "Non, mais s'Il se tourne vers toi, tu te tourneras vers Lui". Rábi'a the mystic and her fellow-saints in Islám, Cambridge, At the University Press, 1928, p. 56. On trouve une autre traduction qui évoque "la grâce de la pénitence" dans le Mémorial des Saints de Farid-ud-Din 'Attar. Traduit d'après le ouïgour par A. Pavet de Courteille. Paris, Seuil, 1976, p. 93.

3 Mémorial des Saints, page 93.

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contemplation tu es défait, en sa pureté tu es ivre, en ton abandon tu es comblé, en ta joie tu te quittes?"/1


Le soufisme

Diverses origines ont été assignées au mot. "Certains ont soutenu que les soufis furent appelés de ce nom à cause de la pureté (sa) de l'intime de leur être et de l'absence de souillure de leurs actes" écrit Kalâbâdhî (Xe siècle) /2. Et il rapporte bien d'autres définitions, la plus répandue étant que les soufis portaient un vêtement de laine (süfj.

De nos jours, on qualifie de soufisme des branches populaires et très extériorisées de l'islam dans plusieurs pays mais, en réalité et dès ses débuts, le soufisme est apparu, selon la formulation de Titus Burckhardt, comme "l'aspect ésotérique ou `intérieur' ( bâtin) de l'Islam"/3 . Le soufisme, vécu au plus profond de l'être, comporte des modes de vie et des méthodes de progression qui permettent d'atteindre les plus hautes réalités spirituelles mais qui ont été parfois contestés, voire condamnés, par les traditionnistes.


Selon Junayd (mort à Bagdad en 911), le soufisme "c'est que Dieu te fait mourir à toi-même et ressusciter en Lui"/4 .

Cette phrase évoque la conception courante dans le soufisme de l'extinction (fâ') et de la pérennisation (baqâ'). L'homme parvient à un stade où il n'a plus de désirs personnels ni de jugement ordinaire, il vit en Dieu : "Il est éteint à ses propres attributs, et il perdure par les attributs de l'Etre divin"/5.


I Chants de la recluse , op. cit, p. 35.

2 Traité de Soufisme. Les Maîtres et les Étapes. Trad. et présentation par Roger Deladrière. Paris, Sindbad, 1981, p. 25 sq.

3 Introduction aux Doctrines ésotériques de l'Islam. Alger (Messerschmitt) et Lyon (Derain), 1955, p. 15.

4 Cité dans Essais sur le soufisme , par Seyyed Hossein Nasr. Trad. Jean Herbert. Paris, Albin Michel, 1980, p. 95.

5 Une "parole des soufis" citée par Kalâbâdhi, op. cit. p. 139.

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Abu Sa'id, né en 967 à Meyhana et mort en 1049, est "le premier grand mystique d'expression persane", écrit son traducteur en présentant l'ouvrage rédigé au XIIe siècle par l'arrière petit-fils du shaykh /1 et intitulé : Les Étapes mystiques du Shaykh Abu Sa'id. Mystères de la connaissance de l'Unique. Voici quelques-unes des définitions qu'il donne :

"Le soufisme c'est la volonté de Dieu (agissant) dans l'homme sans l'intermédiaire de l'homme." (P. 298.)

En face d'un moulin, le shaykh s'adressa à ses compagnons : "Savez-vous ce que dit ce moulin? Il dit: `Le Soufisme, c'est ce qui est mien: je reçois grossier et je rends fin' [...]" (P. 277.)

La Voie est "véracité et bienveillance; véracité envers Dieu et bienveillance envers les hommes". (P. 300.)

"Le shaykh a dit : `Pendant longtemps nous errions partout et le besoin de cette tradition soufie nous suivait; nous cherchions Dieu dans les montagnes et dans les déserts; parfois nous Le trouvions et parfois nous ne Le trouvions pas. Or maintenant nous sommes arrivés au point où nous ne nous retrouvons plus; car de nous il ne reste que Lui; nous sommes complètement Lui. Nous n'avons jamais existé; c'est Lui qui existera alors que nous ne serons plus [...]'." (P. 304.)


Pareil renoncement naît et se double d'un immense élan vers Dieu, vers la Réalité absolue, et les poètes ont célébré cet amour en de nombreuses métaphores dont le nectar ou le vin.

L'Éloge du Vin, poème de `Omar Ibn al Fâridh (Le Caire 1181-1235) a déjà été cité ici, en note au quatrain 126 de Lalla à propos des `jarres pleines'. Il commence ainsi :

"Nous avons bu à la mémoire du Bien-aimé un vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne."

Ce vin-là fait marcher le paralytique, parler le muet, se conduire "dans la voie de la raison ceux qui n'ont pas de raison". Il préside à toutes les étapes du chemin. Splendeur et bonheur l'accompagnent. Et le poète de conclure :


1 Mohammad Ebn E. Monawwar. Traduction du persan et notes par Mohammad Achena. Paris, Desclée de Brouwer, 1974. Nom complet : Abu Sa'id Fazlallâh ibn-Abu'l Khayr.

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"Il n'a pas vécu ici-bas celui qui a vécu sans ivresse, et celui-là n'a pas de raison qui n'est pas mort de son ivresse." /1

Dans une longue note, E. Dermenghem écrit : "Le Vin, commente Lâhijî, est l'extase qui transporte le çoufi hors de lui-même à l'apparition des irradiations du Bien-aimé" et il cite Mahmoûd Châbistârî :

"Bois le vin qui te délivrera de toi-même et fera tomber dans l'Océan l'être de la goutte d'eau"./2


Les Naqshbandis et le dhíkr

Muhammad Bahâ ud-Dîn Naqshband, né en 1317 près de Boukhara, dans un village qui s'appelait du temps de sa naissance Qasr-i Hinduwân, et mort en 1389, est considéré comme le fondateur de la confrérie Naqshbandie, mais la filiation de celle-ci remonte beaucoup plus haut et l'analyse de Marijan Molé fait apparaître tel ou tel maître ancien comme un précurseur. Notons que dans chaque confrérie, les soufis considèrent que le Prophète Mahomet est à l'origine de leur lignée.

Une page de la biographie de Naqshband illustre un principe de l'école : "solitude dans la foule". On y conte que le roi, ayant demandé à Naqshband le sens de cette expression, celui-ci rapporta l'explication sobre mais profonde du maître ancien, Ghujduwânî : "Qu'on soit extérieurement avec la créature et intérieurement avec Dieu" .

Ainsi orienté vers les plus hautes réalisations, l'Ordre mit au point une pratique du dhíkr qui nous intéresse particulièrement ici car elle rappelle l'importance que Lalla accorde à la fois au


1 Emile Dermenghem. L'Éloge du Vin (al Khamriya). Poème mystique de `Omar Ibn al Fáridh. Op. cit. La première citation se trouve p. 109, la dernière, qui constitue l'avant-dernière stance du poème, p. 115.

2 ibid. p. 122.

3 Autour du Daré Mansour: L'apprentissage mystique de Bahá' al-Din Naqshband. Par M. Molé. Extrait de la Revue des Eludes Islamiques, année 1959. Tiré à part Paul Geuthner, Paris, 1959.

C'est M. Molé qui rapporte le nom du village à consonance indienne où Naqshband naquit. Le récit de la réponse au roi qui va suivre se trouve p. 57.

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"souvenir" et aux techniques mettant en jeu le souffle et les mantras /1.

Le mot dhíkr signifie souvenir ou mémoration et aussi mention; il implique à la fois le souvenir de Dieu ou la réminiscence, et l'invocation. L'exercice se pratique en solitaire ou bien en groupe autour du maître. On distingue le dhíkr de la langue et celui du coeur. L'école Naqshbandie privilégie le dhikr du coeur "car le coeur est `le lieu où regarde Allâh', le Maître du pardon; il est `le siège de la Foi' ainsi que la `mine des secrets' et la `source des lumières' [...]"/2.

Onze règles sont prescrites, concernant les différents aspects de la progression dont la purification,"l'attache au directeur spirituel", divers niveaux d'intériorisation, la concentration de tout l'être sur Allâh en "récit(ant) le nom de l'Essence dans le coeur" et enfin l'attente/3. Il faut préciser que les maîtres "envisagent de façon technique certains centres subtils de l'être humain" dans la poitrine, à savoir "le coeur", "l'esprit", "le secret", "le caché", "le-plus-caché", et au cerveau. Ils ont donc élaboré une méthode très précise selon laquelle le pratiquant, sans quitter l'attache au maître, se concentre successivement sur ces points subtils en s'appliquant à la tenue du souffle par des "arrêts comptés" et en prononçant le nom d'Allâh puis la célèbre formule dite de négation et d'affirmation. A la fin de l'exercice (le cheminement étant répété vingt-et-une fois), peut-être pourra-t-il obtenir le fruit/4, "le rapt divin essentiel".


I Cf. en particulier les quatrains 36 et 77 sur le souvenir, la séquence sur "Le souffle et l'énergie ascensionnelle" ainsi que la suivante sur les mantras. Et sur "la voie du Cygne" qui unit le souvenir et la respiration, voir aussi le quatrain 145.

2 Tanwîr al-qulûb. Exposé de la doctrine de Naqshband dû au cheikh Muhammad Amin al-Kurdî al-Shâti'î al-Nagshabandî, mort en 1914. Ce texte a été publié par Jean Gouillard sous le titre "Une technique soufie de la Prière du Coeur" en appendice à son livre sur la Philoc lie qui sera cité ici p.129. La présente citation se trouve p. 319.

É. de Vitray-Meyerovitch donne le texte presque en entier dans son Anthologie du Soufisme , pp. 170-180.

3 Sur les onze règles, cf. l'appendice cité pp. 324-329.

4 Sur les centres subtils et le résultat, ibid. pp. 330-336.


Après cet aperçu élémentaire de la subtile méthode naqshbandie, voyons comment, au terme de son chemin, un fidèle de l'islam peut avoir révélation de la Réalité ultime, qui est non-dualité pour le shivaïte.

L' Unicité absolue

Les citations qui vont suivre sont extraites d'un petit traité longtemps attribué à Ibn 'Arabi et que Michel Chodkiewicz considère comme l'oeuvre de Balyânî, mort en 12861. Sa formulation audacieuse a été assez souvent attaquée.


"3. [... Inutile de chercher à connaître Dieu par la raison ni même par le regard intérieur.] Nul ne Le voit, si ce n'est Lui; nul ne L'atteint, si ce n'est Lui; nul n'a de science à Son sujet si ce n'est Lui. Il Se connaît Lui-même par Lui-même et Se voit Lui-même par Lui-même. Nul autre que Lui ne Le voit. C'est Son Unicité même qui est Son voile, et non pas quelque chose qui serait `autre que Lui'; c'est Son Être même qui Le voile. Son Unicité est occultée par Son Unicité au-delà de tout `comment'.


19. Lorsque tu te connais, ton ego illusoire est enlevé et tu sais que tu n'es pas `autre qu'Allah'.[...]


35. Sache, en résumé, que celui qui voit et ce qui est vu, celui qui trouve et ce qui est trouvé, celui qui sait et ce qui est su, Celui qui existencie et ce qui est existencié, celui qui perçoit et ce qui est perçu ne sont qu'un. Il voit, connaît, perçoit Son Être par Son Être, au-delà de toute modalité et de toute forme de vision, de connaissance ou de perception. De même que Son Être transcende tout `comment', de même aussi la vision, la


1 Épître sur l'Unicité absolue par Awhad al-din Balyáni. Présentation et traduction de l'arabe par Michel Chodkiewicz. Paris, Les Deux Océans, 1982. Les citations qui vont être faites se trouvent pp. 48, 62, 74 et les termes arabes sont omis.

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connaissance ou la perception qu'Il a de Lui-même sont sans `comment'."


Ces brèves citations de quelques maîtres soufis laissent apparaître une convergence de vue avec Lalla sur des points essentiels : l'effacement du moi s'avère être une délivrance, la perte d'une illusion, l'enlèvement d'un voile; le vrai but est une union au Suprême qui dépasse l'union de deux pour se confondre avec la reconnaissance de l'Un absolu et le moyen par excellence est l'amour. Notons aussi que shivaïtes et soufis peuvent s'aider, pour garder le souvenir-présence de Dieu, d'une pratique centrée sur le coeur qui met en jeu le souffle et la répétition de précieuses paroles.

Ne nous étonnons donc pas si Lalla, rencontrant au Cachemire tel ou tel maître soufi s'est trouvée en plein accord avec lui. Et, en vérité, bien loin d'explications comme celles qui précèdent, le silence leur suffisait. La légende autour du four du boulanger lors de la rencontre entre Lalla et Shah Hamadan rapportée dans l'Introduction vise à suggérer cet au-delà des mots et des pensées.


ÉCHOS DANS LE CHRISTIANISME

Hésychasme et "prière du Coeur"

Voyons à présent comment ces thèmes se retrouvent aussi dans le christianisme, d'abord oriental.

Le texte naqshbandi sur le dhíkr du coeur, plus haut cité, avait été donné en appendice par Jean Gouillard dans son ouvrage intitulé Petite Philocalie de la Prière du Coeur /1. Bien des pratiques qui viennent d'être évoquées ont leur parallèle dans l'hésychasme (de hésychia, paix, quiétude) avec l'importance accordée au rôle du père spirituel, au souvenir constant de Dieu et, lors de la


1 Paris, Editions des Cahiers du Sud, Collection : Documents spirituels. N° 5, 1953. Puis rééd. au Seuil en 1968.

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prière, à la répétition d'une brève invocation à Jésus, associée à une retenue de la respiration.

Jean Gouillard propose des pages dues à une vingtaine de moines depuis les Pères du désert au IVe siècle jusqu'aux hésychastes du Mont Athos une dizaine de siècles plus tard. Les citations qui vont suivre sont empruntées à cet ouvrage, sauf la première, de Jean Climaque.


Saint Jean Climaque ou de l'Échelle (vers 580-650) est ainsi appelé en raison de son oeuvre, L'Échelle, qui décrit le chemin vers Dieu. Il fut higoumène au Sinaï.

"61. L'hésychia est un culte et une présence à Dieu continuels.

"62. Que le souvenir de Jésus ne fasse qu'un avec ton souffle et alors tu connaîtras l'utilité de l'hésychia."/1


Selon Évagre le Pontique, anachorète en Egypte, mort en 399 :

"L'état de prière est un habitus impassible qui, par un amour suprême, ravit sur les cimes intellectuelles l'intelligence éprise de sagesse."

Et dans la note qui se rattache à la citation, une autre définition du même auteur est donnée : "La prière est un état de l'intellect, destructeur de toutes les pensées terrestres." (Philocalie, p.50.)


Selon Grégoire le Sinaïte (1255-1346) :

"Au-dessus des commandements, il y a le commandement qui les embrasse tous : le souvenir de Dieu : `souviens-toi du Seigneur ton Dieu en tout temps' (Deus. 8, 18)." S'il n'est pas accompli, tous les autres sont violés. (P. 239.)

"[...] tant que tu peux, retiens ton souffle, enferme ton esprit dans ton coeur et exerce sans trêve ni relâche l'invocation du Seigneur Jésus" afin de consumer les pensées mauvaises et bonnes. (P. 249.)

"[...] cherchons à n'avoir que l'opération du coeur absolument sans forme ni figure [...]. Efforçons-nous de n'avoir d'active en


1 Saint Jean Climaque. L'Échelle Sainte. Trad. française par le Père Placide Deseille. Collection Spirituelle Orientale et Vie Monastique, n° 24. 1978, p. 284.

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notre coeur que l'opération de la prière qui réchauffe et réjouit l'esprit et consume l'âme d'un amour indicible pour Dieu et pour les hommes." (P. 244.) Cette prière a des effets puissants qui peuvent être de paix ou d'exultation et elle conduira au but.


Demandons de ce but une définition à Théolepte de Philadelphie -en Lydie- ( 1250-1321) :

"Le souvenir de Dieu, c'est la contemplation de Dieu attirant à lui le regard et le désir ardent de l'esprit et l'illuminant de sa propre lumière.

"L'esprit qui se tourne vers Dieu suspend tous les concepts informants des êtres et il voit alors Dieu sans image ni forme et, dans l'inconnaissance suprême, liée à la gloire inaccessible, il éclaircit son regard. Il ne connaît pas -son objet est incompréhensible- et pourtant il connaît dans la vérité de Celui qui est par essence et qui seul possède ce qui dépasse l'être. A la débordante bonté qui jaillit de cette connaissance, il nourrit son amour et connaît ainsi un repos bienheureux et sans borne. Tels sont les caractères du véritable souvenir de Dieu." (P. 226.)


Quittons à présent le Proche-Orient pour entrevoir le christianisme occidental qui a connu de grands spirituels, non seulement au siècle de Saint Jean de la Croix mais aussi au siècle (et autour du siècle) de Lalla, le XIVe, avec Maître Eckhart et les Rhéno-flamands ou, en Angleterre, l'auteur du Nuage d'Inconnaissance et bien d'autres, ou encore nombre de femmes saintes comme Catherine de Suède et Catherine de Sienne.


Nous allons très brièvement évoquer ici trois aspects de cette rare expérience qu'est la vie mystique : d'abord son point de départ, illustré par une page de Madame Guyon en un ample écho au quatrain 18 de Lalla; puis ses cimes cachées, révélées par Maître Eckhart; enfin sa portée, définie par un moine byzantin qui confirme le rayonnement du mystique accompli.


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La découverte de l'intériorité avec Madame Guyon

Dans son autobiographie /1, Madame Guyon (1648-1717) raconte comment, depuis sa prime jeunesse, elle cherchait la présence de Dieu mais n'avançait guère et son confesseur ne la comprenait pas. Enfin elle rencontra "un bon religieux fort intérieur"/2 qui fut très surpris de l'entendre lui faire part de ses "difficultés sur l'oraison". I1 lui dit aussitôt : "C'est, Madame, que vous cherchez au dehors ce que vous avez au dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre coeur et vous l'y trouverez", puis il la quitta. Souvenons-nous que Lalla avait entendu son Maître spirituel lui dire : "entre au-dedans".

Ces paroles, écrit Madame Guyon, "furent pour moi un coup de flèche, qui percèrent mon coeur de part en part. [... Elles] mirent dans mon coeur ce que je cherchais depuis tant d'années ou plutôt elles me firent découvrir ce qui y était et dont je ne jouissais pas faute de le connaître." Et elle cite ensuite : `Le Royaume de Dieu est au dedans de vous

"Dès ce moment il me fut donné une expérience de sa présence dans mon fond [... ]. Je sentais dans mon âme une onction qui comme un baume salutaire guérit en un moment toutes mes plaies, et qui se répandait même si fort sur mes sens que je ne pouvais presque ouvrir la bouche ni les yeux. Je ne dormis point de toute cette nuit parce que votre amour, ô mon Dieu, était non seulement pour moi comme une huile délicieuse, mais encore comme un feu dévorant qui allumait dans mon âme un tel incendie qu'il semblait devoir tout dévorer en un instant. Je fus tout à coup si changée que je n'étais plus reconnaissable ni à moi-


1 La Vie de Madame Guyon écrite par elle-même. Extraits choisis et présentés par Jean Bruno selon le manuscrit d'Oxford. Vol. I : 1648-1681. Les Cahiers de /a Tour Saint-Jacques. Paris, Ed. Roudil, N° VI, 1962. Citations pp. 33-35.

Ou cf. l'édition complète de cet ouvrage (selon l'éd. parue à Cologne en 1720), préparée par Benjamin Sahler. Paris, Dervy-livres, 1983, pp. 73-75.

2 D'après une note de J. Bruno "Ce Franciscain ... pourrait être le Récollet Archange Enguerrant (ou Enguerrand) ...". Note 25 p. 32.

même ni aux autres; je ne trouvais plus ni ces défauts ni ces répugnances : tout me paraissait consumé comme une paille dans un grand feu."

Le bon Père, alors qu'en principe il ne voyait ni ne guidait aucune femme, reçut l'injonction divine d'avoir à la conduire. "Rien ne m'était plus facile alors que de faire oraison. Les heures ne me duraient que des moments et je ne pouvais ne la point faire : l'Amour ne me laissait pas un moment de repos", écrit Mme Guyon et elle observe que cette oraison était "vide de toutes formes, espèces et images". Ou encore : "tout était absorbé dans une foi savoureuse, où toutes distinctions se perdaient pour donner lieu à l'amour d'aimer avec plus d'étendue, sans motifs, ni raisons d'aimer".


Sur les cimes avec Maître Eckhart.

Chez Maître Eckhart (1250/60-1327 ou 1328), tous les grands thèmes de la vie mystique sont naturellement présents, développés en traités ou en sermons dont bien des points pourraient être rapprochés des conceptions shivaïtes cachemiriennes.


Si la métaphore du roi qui ne sait pas qu'il est roi, familière à l'École Pratyabhijñá ou de la Reconnaissance, se retrouve dans le sermon intitulé "Le Royaume de Dieu est proche", quoique développée de façon un peu différente /1, d'autres parallèles sont plus précis et plus significatifs, ainsi celui qui concerne la hiérarchie des facultés humaines ou "puissances de l'âme" au cours de la progression. La connaissance "porte Dieu dans l'âme et conduit l'âme vers Dieu. Mais elle ne peut pas l'introduire en Dieu" dit Eckhart en commentant la Bible (Livre de la Sagesse). Alors "la puissance supérieure -c'est l'amour- fait sa percée en Dieu et conduit l'âme en Dieu avec la connaissance et avec toutes


1 œuvres de Maître Eckhart. Traduction Paul Petit. Paris, NRF, Gallimard, 1942, p. 91 sq. Sur l'école de la Reconnaissance, cf. ici Annexe II, p. 157 sq.

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ses puissances et l'unit à Dieu"/1. Selon le sermon 83 intitulé "Soyez renouvelés dans votre esprit"/2, il faut mettre un anneau d'or à chacune des puissances de l'âme, c'est-à-dire, pour les trois plus hautes, la réserve à la mémoire, la connaissance à l'intellect et l'amour à la volonté. Une telle conception est comparable à la description des voies de libération dans le shivaïsme : au-dessus de la Voie de l'Energie -essentiellement l'énergie de connaissance- vient la Voie divine (ou de Siva) dans laquelle prédomine la volonté ou l'élan -élan d'amour/3.

Quant à la nature du dépouillement nécessaire et aux modalités de l'union ou plutôt de l'indicible abolition de la dualité, notions et images se rejoignent aussi. Au sermon n° 1, intitulé Intravit Jesus in templum , on lit que Jésus entra dans le Temple (de Jérusalem) et en chassa tous les marchands. "Dieu veut que ce Temple soit vide afin qu'il n'y ait à l'intérieur rien d'autre que Lui seul" commente Eckhart; pour qu'il en soit de même de l'âme, l'homme doit n'avoir "en vue ni lui-même ni quoi que ce soit, sinon Dieu seul et l'honneur de Dieu", ceci en toutes ses oeuvres afin d'être totalement dégagé d'elles et de tout mercantilisme : "ne rien désirer en échange". Et de cette façon, le temple qu'est l'âme humaine se libère "de tous les obstacles c'est-à-dire de l'attachement au moi et de l'ignorance"/4. Telle est précisément l'opération du vide que recommandent bouddhistes et hindouistes. On progresse alors de vide en vide jusqu'au Vide transcendant : "Dans le Vide un vide s'est absorbé" dit Lalla/5.


1 Traduction Jeanne Ancelet-Hustache. Maître Eckhart. Sermons (en trois volumes). Paris, Editions du Seuil, 1979. Sermon 60 : "J'ai cherché le repos en toutes choses", vol. III, cf. p. 11.

2 Ibid., vol. III, cf. pp. 153-154.

3 Cf. "Les trois voies et la non-voie à la lumière de Maître Eckhart", article de Jacqueline Chambron qui clôt le numéro d' Hermès sur Les Voies de la Mystique, mentionné au début de la présente conclusion. Et cf. ici Annexe II sur les trois plans et les trois voies.

Sermons , op. cit. , vol. I, pp. 45-47.

5 Refrain des quatrains 81, 121, 122. Cf. aussi le premier quatrain et l'ensemble de la séquence intitulée "Le vide".

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Nous pouvons contempler Dieu selon des images. "Mais quand toutes les images de l'âme sont écartées et qu'elle contemple seulement l'unique Un, l'être nu de l'âme rencontre l'être nu sans forme de l'unité divine qui est l'être superessentiel reposant impassible en lui-même." (Sermon 83, déjà cité.)


A la fin de ce sermon, à la question "Comment dois-je aimer Dieu?", Eckhart répond qu'aimer Dieu en tant qu'il est Dieu, qu'il est un intellect, une Personne, une image : "tout cela doit disparaître". "Tu dois l'aimer [...] en tant qu'il est un Un pur, clair, limpide, séparé de toute dualité. Et dans cet Un nous devons éternellement nous abîmer : du Quelque chose au Néant.

Que Dieu nous y aide. Amen."


Rappelons-nous la confidence de Lalla au quatrain 138 :

"Si tu entends bien l'Unité, tu n'es plus nulle part,

Par l'Unité, j'ai été réduite à néant."


Mais que le moi soit réduit à néant et que toute sa façon de voir le monde et de marchander dans le Temple ait disparu, qu'il ne soit plus nulle part, voilà bien la merveille, car Dieu, dès lors, est seul partout.

Il avait régné seul dans le Temple vide -le coeur du fidèle-, mais plus tard Il est seul même sur la place publique : "Je ne vois plus au monde que Dieu seul", selon l'une des formulations de Lalla. Alors les hautes réalisations dont témoignent tant de ses poèmes, en particulier ceux qui figurent dans les deux dernières séquences, sur l'union et sur le Seul, peuvent se déployer, comme la révélation de l'Essence innée ici même, au sein de la vie courante, mais seulement alors car tant que l'âme a des images, des intermédiaires, "elle n'a pas l'unité, ni l'innéité" dit Maître Eckhart/1.


1 F. Pfeiffer. Deutsche Mystiker des 14 Jahrhunderts. Vol. 2 : Meister Eckhart, Scientia Verlag Aalen 1962, p. 320, sermon XCIX. (Il s'agit du 83 dans l'édition de J. Ancelet-Hustache.) Ce passage est cité dans H.K., op. cit. p.15 n. 2.

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Il faudrait aller encore plus loin à propos de ce "Néant"/1, et si Eckhart a une formulation très audacieuse, c'est sans doute pour suggérer l'inconcevable, ou plutôt pour convaincre son auditeur de cette inconcevabilité.


Portée de l'expérience avec Syméon le Nouveau Théologien

Concluons maintenant avec les paroles de Syméon le Nouveau Théologien qui fut higoumène du monastère Saint-Manas de Constantinople plusieurs siècles avant Lalla puisqu'il est mort en 1022 :

"De même que les commandements généraux embrassent les commandements particuliers, les vertus générales enveloppent les vertus particulières [... ]. Pareillement, celui qui prie sans cesse, enveloppe tout dans sa prière. Il n'est plus dans l'obligation de louer le Seigneur sept fois le jour [... ]. De même, celui qui possède en lui consciemment `Celui qui donne aux hommes la science' (Ps 94, 10) a cueilli tout le fruit que procure la lecture, et il n'a plus que faire de la lecture des livres. De même encore, l'homme qui est entré dans la familiarité de Celui qui a inspiré les livres saints est par Lui initié aux secrets ineffables des mystères cachés. Il devient lui-même pour les autres un livre inspiré, qui porte, inscrits du doigt même de Dieu, les mystères anciens et nouveaux, car il a tout accompli et se repose en Dieu, la Perfection première, de tous ses travaux et ses oeuvres."/2

Il devient "pour les autres un livre inspiré": telle fut Lalla, un tantra vivant, le tantra de Paramaiva, ce dont elle témoigne au dernier quatrain.

Et tels sont les libérés vivants, les mystiques accomplis qu'il faut écouter et suivre si l'on veut entrer sur la Voie et s'y tenir, car seul peut guider sur ce chemin-là celui qui le connaît


1 Sur ces notions difficiles, cf. l'article de L. Silburn : "Le vide, le rien, l'abîme." Hermès. Le Vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient. Op. cil. , pp. 15-62.

2 Petite Philocalie de la Prière du Coeur. Op. cit. pp. 173-174.


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parfaitement pour l'avoir parcouru lui-même jusqu'au bout ... et au-delà, c'est-à-dire le grand, le vrai Maître spirituel', guru ou sadgurrn. On le reconnaît à l'humilité de celui dont le "moi" s'est effacé et à la grandeur de qui sait tout donner.

La véritable vie mystique -qui n'est pas du tout un mysticisme- à la fois très simple et infiniment subtile, comporte, dits et échos le prouvent, tout un ensemble d'états de conscience habituellement inconnus mais nullement anormaux puisqu'ils constituent au contraire le plus haut accomplissement de l'être humain, ainsi aspiré dans l'infini souverainement vibrant du Seul.

Evoquons pour conclure l'image de cette "libérée" sur les routes du Cachemire, tantôt suprêmement seule, tantôt entourée de disciples ou d'amis, guidant leur vie intérieure par sa présence et ses paroles, dont les "dits", des quatrains de seulement 16 à 25 mots en cachemirien -très beaux en cette langue- qui expriment, à travers l'imagerie ordinaire de la vie quotidienne, le vécu le plus extraordinaire, le plus merveilleux, sans analyse des pratiques mais toujours fidèles au détail technique, sans formulation philosophique mais toujours en harmonie avec celle des Traités. Et cet enseignement oral, si juste et si profond, s'est transmis au cours des siècles pour être finalement traduit dans des langues de l'Occident moderne.


1 Cf. Hermès. Le Maître spirituel selon les grandes traditions et d'après des témoignages contemporains. Nouv. série n° 3. Paris, Les Deux Océans, 1983.

2 Le mot sanskrit est un mot noble que les Occidentaux modernes ont emprunté pour le trahir ce qui n'entache en rien son sens véritable mais prête à contre-sens et apporte un peu plus de confusion sur un sujet très difficile.



ANNEXE

Aperçu sur le shivaïsme non dualiste du Cachemire

I. LA CONSCIENCE SUPRÊME ET LA MANIFESTATION

II. LE RETOUR A L'UNITÉ : VOIES DE LIBÉRATION. ÉCOLES

III. SOUFFLE ET MANTRA DANS LA POÉSIE DE LALLA


Je propose ici quelques aperçus essentiellement fondés sur l'oeuvre de l'éminente orientaliste française, Lilian Silburn, qui fut parmi les premiers, en Occident, à découvrir et à faire connaître cette branche très originale de l'hindouisme. Le lecteur français peut ainsi avoir accès à nombre d'ouvrages des plus ésotériques -une dizaine de titres de livres mais souvent plusieurs textes sous un même titre (gloses ou traités apparentés). Ses traductions sont toujours accompagnées d'introductions, d'analyses et de notes dans lesquelles, si elle s'attarde peu sur les situations historiques, non plus que sur tels aspects rituels ou telles pratiques, L. Silburn va droit à l'essentiel, s'attachant à éclairer les processus subtils, à dégager les moments-clés ou les ressorts cachés de la grande aventure libératrice qui fonde tous ces textes.

J'ai eu aussi recours aux recherches approfondies d'André Padoux, plus centrées sur un aspect important mais rarement bien évalué en Occident, "l'énergie de la Parole", ce qui sous-tend l'efficience de la vibration sonore.

Que les connaisseurs du shivaïsme non dualiste du Cachemire veuillent bien m'excuser d'avoir ainsi réduit à un canevas sommaire des analyses aussi fines et érudites.

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I. LA CONSCIENCE SUPRÊME ET LA MANIFESTATION

La conception de l'homme et du monde que nous propose le shivaïsme non dualiste ne relève pas de la saisie qu'a l'homme ordinaire de ce qui l'entoure ni de ce qui règne en lui. Elle correspond, autant que faire se peut, à la perception qu'en a le "libéré vivant" et elle s'adresse surtout à ceux qui veulent s'aventurer sur ce chemin-là dans l'espoir de découvrir la Réalité fondamentale, d'éclaircir le mystère qui vibre au coeur de chaque être et à l'origine des univers. Si l'expérience vécue du libéré échappe non seulement au langage mais à toute conception intellectuelle, si tout ce que l'on peut formuler pour les besoins de la communication reste sans commune mesure avec l'infini ici présent, déployé en chaque point sans étendue, les textes s'accordent sur certaines approches.

Conscience suprême et manifestation des pures catégories

Telle que l'évoquent les Tantras anciens, les Traités des grands maîtres et les gloses, on peut dire que la Réalité ultime est essentiellement Conscience. Plusieurs termes sanskrits distinguent là des nuances ou des aspects; ainsi cii désigne la Conscience absolue, caítanya, cette Conscience suprême vue en tant que Conscience de Soi' et ciii, la Conscience en acte.

La Réalité ultime est également définie comme prakâsa, Lumière, pure lumière infinie, indifférenciée qui correspond à la Conscience absolue, mais, loin de se confondre avec un absolu


1 Le premier aphorisme des célèbres Sivasútra déclare caitanyain itbns,

"La Conscience est le Soi". Et la glose développe trois interprétations que

Lilian Silburn présente ainsi:

"La Conscience qui a pour essence la liberté est le Soi."

"Le Soi est la Conscience."

"La Conscience est l' 'iman, l'essence de toute chose." (Sv. pp. 33-36.)


sans vie -tel le brahman du Vedanta-, elle est aussi vimarsa. prise de conscience de soi, conscience dynamique et donc énergie active. Par là, par cet acte intérieur de pure liberté (svátantrya), elle est encore félicité (ânanda).

Ainsi douée d'un dynamisme intrinsèque, la Conscience vibre et se révèle à son gré. Selon Ksemaraja "C'est en elle-même, par elle-même et à partir d'elle-même qu'elle manifeste tout ce qui existe"; dès lors -et voici un autre nom de l'Ineffable-, Parama Siva, le Suprême Siva "transcende l'univers tout en lui étant immanent" /1; ou encore: "Gloire à Celui dont la grandeur est indivise, à Celui qui suscite en son coeur l'univers entier [...j, gloire à cet unique Siva, le Tout-Vibrant qui n'a d'autre support que Lui-même"/2. La "prise de conscience" première est en effet une vibration, spanda, dont l'école qui en porte le nom a magistralement formulé les divers aspects : ébranlement initial, résonance primordiale, jeu vibrant du déploiement de l'Energie, frémissement du Coeur suprême, pour n'en citer que quelques-uns.

C'est ainsi que le libéré vivant voit le monde, tout imprégné de lumière divine, et il en vit l'unité parfaite. Mais alors comment rendre compte de l'existence ordinaire avec ses limites, ses erreurs, ses misères? La réponse à cette question s'inscrit dans une conception d'ensemble du déploiement de l'univers .


Selon la tradition indienne, la manifestation se déploie en tattva, principes essentiels ou bases principielles ou catégories ou niveaux. Le Samkhya et le Vedanta en admettent vingt-cinq que le shivaïsme du Cachemire (parmi d'autres traditions shivaïtes)


I Ces deux dernières citations sont extraites du Pratyabhijñehrdaya de Ksemaràja et traduites par Lilian Silburn dans son Introduction au ParamarthasAra de Abhinavagupta. Op. cit p. 24. Cette Introduction brosse un tableau d'ensemble du Shivaïsme cachemirien dont je m'inspire ici et, dans la première partie sous le titre "Manifestation cosmique", donne une analyse éclairante et profonde des tattva ou "bases principielles". Sur les différents termes concernant la conscience, cf. p.21 note 5.

2 Spe. dasarpdoha de Ksemaraja. In SpandakMrika. Stances sur la vibration de Vasugupta et leurs gloses. Op. cit. p. 44. Voir aussi, l'Introduction de Lilian Silburn aux Sivasútra de Vasugupta.

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retient mais il les considère tous, y compris le plus haut, l'esprit (purusa ), comme soumis à máyá, l'illusion. Poursuivant son analyse au-dessus de cet ensemble, il décèle alors six facteurs de limitation puis au sommet cinq purs tattva, l'ensemble se montant donc à trente-six, que nous allons succinctement caractériser en partant de leur origine.


Cette origine est la Réalité ultime, Parama Siva, en qui Siva et Sakti ou l'Energie sont parfaitement unis, mais précisons que l'on ne saurait considérer Parama Siva comme l'un des tattva ; à la fois l'Un inconcevable et le Tout, Il est simultanément à l'origine, au milieu, à la fin et au-delà de chacun et de tous. Autour de l'Indicible, le shivaïsme non dualiste, dans ses diverses écoles, a élaboré une métaphysique nuancée, des plus profondes et des plus subtiles dont nous pourrons à peine suggérer quelques aspects. Une autre remarque préalable paraît utile : les tattva ne renvoient ni à des choses ni à des idées, mais à l'aptitude que possède la conscience, en tant que conscience dynamique, à se déployer sur chaque niveau en des principes, des qualités, des formes, d'où les diverses traductions du terme. Un tel processus, en particulier pour les plus hautes catégories, échappe, lui aussi, à la pensée. Indiquons enfin brièvement - nous y reviendrons- que ce déploiement, pour évolutif qu'il soit et en dépit d'un discours qui semble l'y inscrire, échappe au temps.


A partir du Suprême Siva, les cinq premières bases principielles qui se développent sont `pures' en ce sens qu'elles demeurent dans la non-dualité. Les deux premières, Siva et l'Energie, sont interdépendantes puisque l'Energie n'est autre que la propre énergie de Siva, sa volonté de manifestation. Le caractère tantrique de ces écoles se reconnaît donc, dès le départ, dans ce rôle attribué à la sakti, l'Energie ou Déesse.

Dans la base principielle de Siva ne règne que la suprême ipséité, le pur "JE".

Dans la suivante, celle de Sakti, Siva tout-puissant suscite par son Energie l'univers et il prend conscience "Je suis". Jusqu'à

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présent nous n'avons envisagé que les trois premières des cinq énergies divines, à savoir conscience, félicité et volonté; les deux autres sont la connaissance et l'activité. Poursuivant l'accomplissement de la manifestation, l'Energie va progressivement dégager du sujet -le JE (aham) qui règne ici comme subjectivité infinie- l'objet ou "ceci" c'est-à-dire l'univers. Ce processus s'effectue au cours des catégories suivantes.

En Sadásívatattva, tattva de l'Eternel Siva, l'aspect objectif s'esquisse mais le Je continue d'imprégner l'univers. Par son énergie de connaissance qui prévaut alors, Siva prend conscience : "JE suis ceci".

En Îsvanatattva,1' énergie d'activité l'emporte, la conscience du Ceci domine celle du Je, mais le Ceci exprime la gloire de Siva qui apparaît donc maintenant comme le Seigneur (isvara) et qui prend conscience : "CECI je le suis".

En (suddha) vídyá , connaissance (pure), sujet et objet reposent encore dans l'unité mais la prise de conscience assumant une double forme : "Je suis Je" et "ceci est ceci", ils sont maintenant susceptibles d'être séparés /1.

Tout au long de ces cinq pures bases principielles, bien que l'objet -le monde- revête des modalités subtilement diversifiées, il demeure identique au JE suprême. En cette identité du Souverain et de l'univers réside l'essence de l'enseignement et c'est à elle que conduiront les voies de libération. Le message de Lalla ne peut se comprendre que dans cette perspective de non-dualité.


La manifestation à partir de máyá

Les pures catégories ayant été ainsi émises, de par sa propre volonté, Siva se voile, l'intériorité (le JE) va devenir de plus en plus masquée par l'extériorité (l'objet) : l'énergie d'illusion est à !'oeuvre, on entre en máyá, la sixième base principielle et la


1 PS. pp. 28-29. Cf. aussi les stances 29b-33 de la Sivadrsti de SomAnanda dont L. Silburn donne le premier chapitre dans Spandakáriká , voir p. 197.

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première qui soit impure, étant un facteur d'obscurcissement. Se déploient en conséquence les cinq suivantes ou "cuirasses" qui enveloppent le Soi d'une sorte de quintuple carapace. Elles ont été brièvement définies en note au Quatrain 12, en voici simplement l'énumération : vídyâ connaissance limitée, kalâ, principe de détermination, râga, attachement à tels objets, kâla, le temps, níyati `nécessité', condition limitante liée à l'espace et à la causalité.


Ainsi enveloppé de "cuirasses", le Soi perd son universalité, il devient un sujet conscient limité, le purusa ou douzième catégorie. I1 ne saisit plus que les aspects finis et différenciés des modalités de l'univers, d'où son malheur, mais ce sont ces aspects-là qui sont irréels, non l'univers qui ne cesse de demeurer en Paramasiva. Et le malheur du sujet en proie aux problèmes du monde et à sa condition pesante tient, non au sujet lui-même, mais aux limitations suscitées en lui par máyâ, l'illusion, qui abolissent son intuition originelle de parfaite plénitude.

Si, à partir de ce plan, les catégories shivaïtes rejoignent celles de l'hindouisme traditionnel, notons bien la différence en ce qui concerne la première car, dans le Vedanta, purusa désigne l'Esprit transcendant ou l'âme libérée.

Nous arrivons maintenant à la treizième catégorie, prakrti, disons, la "Nature", qui prend aussi dans le shivaïsme un sens particulier. Ce terme désigne ce que l'on pourrait appeler la substance primordiale ou plutôt le processus créateur du Tout en ses aspects physiques et psychiques. La Nature comprend trois guna, qualités ou principes a) de luminosité et de joie, b) de passion et de douleur, c) d'obscurité et d'inertie /1 .

Suit un ensemble appelé l'organe interne comprenant trois catégories :

1) le facteur d'individuation qui élabore le moi,

2) l'intellect ou la faculté de jugement,

1 Respectivement sattva , rajas , tamas.

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3) le sens interne ou l'esprit empirique qui concerne aussi bien la pensée que l'affectivité /1.

Viennent enfin :

- les cinq facultés de perception/2 : ouïe, toucher, vue, goût, odorat.

- les cinq facultés d'action : parole, préhension, locomotion, excrétion, génération.

- les cinq éléments subtils (qui correspondent aux facultés de perception) : son, forme tangible, forme visible, saveur, odeur.

- les cinq éléments grossiers : l'éther, l'air, le feu, l'eau, la terre.

Loin de constituer un découpage du tout en morceaux juxtaposables, la hiérarchisation des bases principielles suggère un processus évolutif, chacune d'elles dépendant de toutes celles (et en particulier de la dernière) qui la précèdent et commandant celles qui vont suivre, toutes étant ainsi solidaires; finalement la dernière qui est la plus matérielle et la plus différenciée implique en quelque sorte toutes les précédentes/3 et la plus haute énergie est présente en toutes les autres. On comprend dès lors que ce processus évolutif, comme il a déjà été signalé, ne s'inscrive pas dans notre temps ordinaire. Il forme un tout et, loin d'isoler ses éléments les uns des autres, il faudrait l'envisager simultanément en tous ses aspects. A l'origine, rien que la Conscience, pure intériorité, et cette Conscience va, en quelque sorte, se réfléchir sur elle-même en suscitant les catégories de la manifestation dans le miroir de son propre Soi; elle semble alors se différencier. se déterminer, se délimiter, se concrétiser, en un cheminement structurant mais, en réalité, elle ne cesse d'être, dans l'instant et à

I Respectivement abri/pi-AM . buddhi, manas. Sur les différences entre ce shivaïsme et le Vedanta, cf. S.K. pp. 15-19

2 On dit parfois 'organes des sens', mais il ne faut pas oublier qu'á ce niveau encore non matériel il s'agit de capacités, non d'organes concrets.

3 Idée que développe longuement (pp. 105 sq.) J.C. Chatterji dans Kashmir Shaivaism, Albany, SUNY Press, 1986. La première publication de ce livre remonte à 1914, et elle inaugurait, à Srinagar. la grande collection intitulée Kashmir Series of Texts and Studies.

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tout instant, la seule et unique et parfaite Conscience. Rien d'autre n'entre en jeu, le système relève d'une non-dualité absolue, celle que vit le libéré.

Si, selon la métaphore courante, l'univers se dessine sur la paroi lumineuse de la Conscience comme des reflets apparaissent à la surface d'un miroir, c'est-à-dire sans en être distincts, il faut souligner que ces reflets-là n'ont pas pour origine des objets extérieurs, leur seule cause est svâtantrya, la volonté autonome, parfaitement libre de la Conscience souveraine. Abhinavagupta, dans une évocation du Je suprême, écrit : "C'est en moi que l'univers se révèle comme les vases et autres objets dans un miroir sans tache. De moi le Tout émane comme du sommeil la multiformité du rêve"/1.

Aspect phonique de la manifestation.

Un autre aspect de la manifestation concerne le son et la parole -ou le Verbe-, thème familier aux sages de l'Inde depuis le Veda, thème éminent dans les textes tantriques dont le shivaïsme se réclame. Pour lui, l'énergie phonique n'est autre que l'Energie suprême, le dynamisme créateur de Siva, la prise de conscience première ou vibration initiale. Citons encore Abhinavagupta :

"La prise de conscience réfléchie du Soi (ou l'attention que le Soi tourne vers lui-même) est essentiellement une parole qui est énonciation intérieure. Cette parole n'a rien à voir avec le langage conventionnel (c'est-à-dire le langage des hommes). Elle est émerveillement indifférencié [... ]. On la dit suprême (parâ) à cause de sa plénitude (=elle est l'origine de tout) et Parole ( vik) parce qu'elle dit ( vaktr) l'univers et l'énonce par cette prise de conscience réfléchie. Ainsi, étant pure conscience, sans autre essence qu'elle-même, reposant en elle-même, elle est toujours


1 Paramárthasiira. Op. Cit., st. 48 p. 80.

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éveillée, indestructible, éternelle, et n'est rien d'autre que le `Je' absolu"/1.

La Parole suprême se déploie d'une triple façon : en "la Voyante" prédominent la lumière et le sujet voyant; en "la Moyenne", le regard ou la vision domine, enfin en "l'Etalée" (étalée dans le corps), avec la diversité des phonèmes et les moyens nécessaires à l'articulation, l'aspect objectif l'emporte /2. Le procès de cette Parole-son ou Parole-vibration, douée d'efficience, constitue l'émanation phonématique, le déploiement des catégories de l'univers étant associé à l'apparition des cinquante phonèmes de l'alphabet du sanskrit, selon un mode aussi subtil que complexe/3 qu'on ne saurait aborder ici.

Et, d'autre part, la Parole, "pure énergie divine inconditionnée", "processus éternel, intemporel, sans lieu, mais origine et soutien de tout ce qui est soumis au temps et à l'espace", écrit A. Padoux/4, offre, surtout en ses "formes les plus hautes" de parfaits points de départ pour "revenir à la source [...], parvenir à la délivrance".


Emanation et résorption ou libération se retrouvent dans la conception très synthétique des six adh van, chemins ou cheminements, répartis en deux aspects ou plans :

- Relevant de la prise de conscience (vímarsa) et donc de l'Energie, apparaissent, dans l'ordre subjectif et temporel : 1) les phonèmes, 2) les mantra ou formules ou mots, 3) les phrases.

- Relevant de la Lumière consciente (prakâsa) ou Siva, apparaissent, dans l'ordre objectif et spatial : 4) les (cinq)


I Cité par André Padoux dans L'Energie de la Parole. Cosmogonies de la Parole Tantrique. Op. cit. Chapitre III : La Quadruple parole, pp. 92-93. Cf. aussi la stance 1 du Stavacinffimaui (Bh., p. 99).

2 Ceci résumant brièvement le commentaire de Jayaratha à un verset du TantrAloka, tous deux cités par A. Padoux dans E.P., pp. 89-90.

3 Cf. E.P. chapitre IV : L'émanation phonématique. Voir aussi La Parátrliikálaghuvrtti d'Abhinavagupta Texte traduit et annoté par André Padoux. I.C.I. fascicule 38, 1975, pp. 26 sqq. Et encore : les Sivasra, trad. L. Silburn, op. cit. , chap. II, versets 1, 3 et 7.

4 Ce sont là quelques expressions empruntées à un paragraphe concis de E.P. p. 172.

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µénergies parcellaires ou fragmentatrices, 5) les (trente-six) catégories, 6) les (cent dix-huit) mondes. Sur ces deux plans, on passe donc du niveau suprême au niveau subtil, puis au niveau grossier.

L'autre aspect de l'ouvre du couple Siva-Sakti consiste en retour à l'union première parfaite grâce à la résorption du niveau grossier dans le subtil et du subtil dans le suprême sur chaque plan, "si bien que la conscience recouvrant son énergie et l'énergie sa conscience, il n'y a qu'une seule Réalité envisagée sous les angles prakasa-vimaisa"/1.

Lorsque Lalla, au quatrain 90, parle de "dépass(er) les six chemins", comprenons qu'elle n'a plus besoin des pratiques mettant en jeu mantra, souffle et kundalini, non plus que des prises de conscience sur la voie de la Connaissance qui ont été longtemps nécessaires mais qu'elle parvient au-delà, dans la voie véritable de pur élan et même dans la non-voie puisqu'elle atteint la "Demeure de Lumière".

Voyons donc en quoi consistent ces voies de délivrance.


I D'après MM., commentaire au verset 27, pp. 111-112. Voir aussi V.Bh., introduction de L. Silburn pp. 18-19 et les versets 56-57.

A. Padoux, qui définit assez brièvement les cheminements dans E.P., leur avait consacré un chapitre entier dans R.E.P. (le chapitre VI).

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II. LE RETOUR A L'UNITÉ : VOIES DE LIBÉRATION. ÉCOLES

Niveaux de conscience et libération

Avant de définir les voies de la libération, il peut être éclairant de situer celle-ci par rapport aux états de conscience de l'homme en tant qu'il vit dans un corps individuel.

On en distingue traditionnellement cinq dont les trois premiers, communs à tous les êtres, sont : la veille, qui implique la prédominance de l'objet connu (et même l'identification à lui), le rêve qui, sans qu'il y ait contact avec un objet, se joue dans la connaissance, et le sommeil profond, où seul le sujet demeure mais sans prise de conscience.

Le "Quatrième" (turya) surgit hors du plan de la vie ordinaire. Il correspond à l'illumination -souveraine Conscience et félicité-qui se produit lors d'une absorption isolée de l'existence active et d'une durée limitée, c'est-à-dire dans l'extase.

L'état "au-delà du Quatrième" (turyátita) implique la permanence de l'illumination, l'homme devenu un "libéré durant la vie" exerçant désormais une activité divinisée dans un monde transfiguré où tout est Paramasiva. Veille, rêve et sommeil profond sont alors pour lui immergés dans l'indicible Conscience/1.


De l'homme asservi vers l'homme libéré

La manifestation étant déployée et la différenciation achevée, au niveau de l'existence humaine ordinaire sur la terre, l'homme se perçoit comme un individu isolé (anu). Il se pose comme un `moi', s'oppose aux autres tout en ne cessant de se projeter vers l'extérieur et vit finalement aux prises avec le monde -l'objet. II est réduit à l'état de pasu, bétail ou être asservi, et en proie aux trois souillures : l'impureté congénitale ou atomique qui fait


I Sur les trois états ordinaires et les deux états mystiques cf. SSv. pp. 125-131. Et sur "l'au-delà du Quatrième", pp. 131 sq.

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perdre la conscience de la plénitude originelle, l'impureté d'illusion qui suscite la dualité et l'impureté de l'acte qui, provoquant mérite et démérite, induit la transmigration: il est tombé dans le samsára, le devenir.

En dépit d'un pareil aboutissement, le processus de la manifestation met en évidence que cette dégradation /1 n'est que le fruit de l'ignorance, )'oeuvre de l'illusion qui a surgi à une certaine étape, mais au Suprême l'homme reste foncièrement identique même si, jeté dans une condition misérable, il paraît et il se croit séparé de Lui. Et puisque la chute tient à une illusion, la délivrance doit être possible. Rappelons que pour nos auteurs le monde ordinaire n'est pas illusoire au sens où l'entend le Vedánta, l'illusion tient au regard que nous portons sur lui. Maya connote une confusion, une erreur, non une irréalité. Et surtout, loin d'être un phénomène aberrant, elle relève au contraire du jeu divin, son origine n'étant autre que mayásakti; l'Energie divine source d'illusion qui a oeuvré en tant que sixième catégorie, après les cinq premières qui étaient pures. Car la libre énergie de Siva tantôt se voile, tantôt se révèle :

"Le Soi dont la merveilleuse essence est Lumière, Siva souverainement libre, par le jeu impétueux de sa liberté, masque d'abord sa propre essence puis la révèle à nouveau en sa plénitude, d'un seul coup ou par degrés. Et cette tombée de la grâce est entièrement indépendante." (Abhinavagupta 2.)

En effet, si Siva-le-magicien -tel est l'un des visages du Dieu-a fait surgir l'illusion, Siva en tant que pasupati, gardien du troupeau, et Dieu de grâce, guide l'individu égaré, le pasu, sur le chemin du retour à l'Un en lui accordant -don éminemment libre et gratuit- la "tombée de l'énergie" (saki/pila) c'est-à-dire la grâce qui instaure ce retours.


1 Notons bien que cette dégradation désigne tout simplement la vie ordinaire.

2 Cité dans La Bhakti , p. 24. Sur les différents visages de Siva qui vont être évoqués cf. p. 12 sq. et sur pasupati en particulier, p. 24 sq.

3 Un autre mot désigne aussi la grâce : anugraha, faveur.

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Ainsi apparaissent d'abord trois des cinq fonctions du Souverain : Il manifeste l'univers, ensuite Il le maintient ou le protège, puis, à la fin d'un cycle cosmique, Il le résorbe, résorption qui suit l'ordre inverse de la manifestation et ce processus cyclique porte non seulement sur notre univers mais sur tous les mondes. Exerçant ses deux autres fonctions, le Souverain d'abord se voile, puis Il se révèle.

Après qu'Il se soit voilé en suscitant la différenciation inhérente à la manifestation, voyons maintenant comment Siva - dont le nom signifie le Bienfaisant, le Bénéfique- se révèle, autrement dit, envisageons l'accomplissement de la libération au terme du parcours sur les voies du retour à la source, thème majeur des poèmes de Lalla. Il s'agit, ici aussi, d'une résorption -et donc d'une vacuité croissante- qui doit justement s'étendre à tout ce différencié. La résorption touche d'abord l'objet connu (au plus bas de l'échelle), puis la connaissance, enfin le sujet connaissant encore limité pour que puisse être finalement redécouverte ou plutôt recouvrée la Conscience première indifférenciée.


Les trois plans et les trois voies

La réalité se présentant, rappelons-le, comme tantôt indifférenciée ( abheda), tantôt à la fois indifférenciée et différenciée (bhedábheda ), tantôt différenciée (bheda ), le Trika ou, plus généralement, le shivaïsme du Cachemire dans son ensemble distingue trois plans à maints égards, sur lesquels l'énergie apparaît comme 1) suprême, 2) à la fois suprême et non-suprême, 3) non-suprême. Ce sont :

- le plan de Siva où règne le pur Sujet connaissant avec son énergie de volonté.

- le plan de l'Energie où règne la connaissance ou énergie cognitive.

- le plan de l'individu où prédominent l'objet connu ainsi que l'énergie d'activité.

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A ces plans correspondent trois moments de la manifestation, mais aussi les trois instants de toute perception : au premier instant surgit le sujet connaissant, au deuxième, la connaissance et au troisième l'objet connu apparaît, l'homme ne prenant ordinairement conscience que du troisième instant.


Enfin ces plans sont corrélés avec les trois voies de libération ou du retour à la Conscience originelle, à l'indifférenciation première, voies sur chacune desquelles domine l'une des trois énergies de Siva qui viennent d'être mentionnées. Si les poèmes de Lalla constituent une effusion spontanée de joie, de découverte, d'élan ou de peine, ils proposent aussi souvent, et ce de façon tout aussi spontanée, une incitation, un encouragement, un conseil à telle ou telle personne rencontrée ou à un disciple qui chemine sur l'une de ces voies. La description de celles-ci est délicate car on peut progresser d'une voie à l'autre mais chacune peut aussi conduire jusqu'au but. Nous allons les définir très succinctement et, pour la commodité du lecteur, dans l'ordre ascendant, en précisant d'abord que chaque homme prendra tel ou tel chemin en fonction de l'intensité de la grâce qu'il recevra, faible et intermittente sur la voie inférieure, puissante sur la voie de l'Énergie, très intense et de toute efficience sur la voie de Siva.


La Voie de l'individu (ánâvopáya) est celle où domine l'énergie d'activité. L'adepte utilise des points d'appui objectifs : récitations, concentrations reposant sur les organes des sens ou fixées sur des points vitaux ou associées au souffle ou portées par l'efficience des mantra. Si sa purification progresse, si ses recueillements s'approfondissent, s'il se détache du moi individuel, il pourra peut-être parvenir à offrir les impressions liées au monde objectif en sacrifice dans le feu de l'Énergie divine et, par l'effet d'une grâce plus intense, entrer dans la Voie de l'Énergie ou dans celle de Siva/1.


1 Je me réfère ici surtout à l'article de L. Silburn intitulé `Les trois voies et la non-voie dans le Sivaïsme non dualiste du Cachemire' in Les Voies de la mystique ou l'accès au Sans-accès, Hermès, Recherches sur l'expérience spirituelle. Nouvelle série N°1, op. cit. , pp. 141-182, article qui sert d'introduction à la traduction des cinq premiers chapitres du Tantrasára de Abhinavagupta (pp. 183-199). Le Tantras-ara offre un condensé du Tantráloka, l'un et l'autre traitant, aux chapitres 2, 3, 4, 5, respectivement de la non-voie, de la voie de Siva, de celle de l'Energie et de celle de l'individu ou être limité.


Dans la Voie de l'Energie ( sáktopáya) -ou Voie de la connaissance car il s'agit ici surtout de l'énergie cognitive- toute pratique est intériorisée et le rôle du guru y est essentiel. Le fidèle n'a qu'un but, Mahesvara, le Grand Seigneur doué de ses attributs et il ne prend appui qu'au centre, ce qui signifie souvent dans le vide interstitiel entre deux idées, deux actes, etc. ou entre les deux pôles de n'importe quelle alternative ou pensée dualisante. La purification, pour lui, porte sur les vestiges subconscients qu'il est si difficile et si important d'éliminer. Ses prises de conscience, à l'aide d'une raison intuitive aiguë, deviennent de plus en plus profondes, intenses, et elles le conduisent à l'éveil. Le culte n'est plus pour lui qu'adoration intime. Toutes ses énergies purifiées convergent vers le centre et finalement c'est au Centre du Coeur universel qu'il se tient.


La Voie divine ou de Siva (Sâmbhavopáya) dans laquelle prédomine l'énergie de volonté -au sens d'élan- n'est pas un chemin à parcourir. L'absorption étant permanente et spontanée, il n'y a plus ici ni appui, ni pratique, ni effort, ni chemin, ni limites, ni représentation objectivante, ni aucune sorte de dualité.

"Voie de l'outrepassement, elle s'adresse uniquement à l'être ardent plein d'Amour divin (bhaktí) qui n'aspire qu'à l'Essence simple et nue" écrit Lilian Silburni. Et Abhinavagupta donne la définition suivante : "Celui à qui l'univers -toutes choses dans leur diversité- apparaît comme un reflet dans sa conscience, le voici, le souverain de l'univers. Possédant ainsi une prise de conscience globale indifférenciée et éternellement présente, il est le seul qui soit marqué du sceau de la voie du Seigneur"2. La


1 Les Voies de la mystique, p. 173.

2 Ibid . p. 177. Et la citation suivante concernant anupaya se trouve p. 180.

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permanence d'une telle conscience scelle l'état de libéré vivant sur cette voie de liberté, de félicité, d'émerveillement.

Au-dessus de ces trois voies il y a une non-voie, anupaya, terme qui désigne la Lumière consciente elle-même. Pour Abhinavagupta encore "...Les êtres immaculés se consacrent à l'inaccessible Conscience bhairavienne exempte de toute voie." Ici, pour le héros d'exception, règne la gloire.

On peut conclure que les voies correspondent à des cheminements plus ou moins dépouillés, plus ou moins rapides. La Voie de l'individu qui a recours à maintes pratiques est graduelle et lente à moins que n'intervienne une grâce spéciale qui projette le fidèle dans une voie supérieure. La Voie de l'Energie s'avère beaucoup plus rapide. La Voie de Siva est celle de l'élan et de l'intuition qui fulgurent dans l'instant. Et pour la Non-voie, il n'y a pas de progression.

Un écho de ce jeu du graduel et de l'instantané se retrouve dans les différentes écoles.


Les écoles

Ces écoles se réclament toutes, plus ou moins, du Tantrisme, s'adressant donc, en principe, à tous les êtres humains. Elles accordent un rôle éminent à l'Energie (que ce soit dans le déroulement de la manifestation ou sur le chemin du retour) et, de ce fait, à tout ce qui est vie, dynamisme, vibration, rythme. Ce caractère explique, sur les voies de libération qui ont été envisagées jusqu'ici dans leurs principes directeurs plus que dans leurs moyens, le rôle joué par les mantra qui relèvent de l'énergie phonique, les mudra, gestes ou attitudes mystiques, ainsi que par le souffle et la kundalíni, porteurs de l'énergie vitale; il entraîne également -ce qui n'exclut en rien l'ascèse- la mise en oeuvre des jouissances naturelles, non sans rigueur mais dans un grand élan, ayant même recours à des rites sexuels codifiés, accomplis dans des circonstances précises, spécialement pour

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parachever, au niveau cosmique, l'expérience d'êtres très purs et souverainement détachés/1.

Il ne faudrait pas considérer ces écoles, qui sont peut-être plutôt des tendances, des courants, des systèmes, comme rivales. Si chacune insiste sur tel ou tel aspect du cheminement, non seulement elles sont fondées sur les mêmes traités anciens mais leurs concepts philosophiques s'accordent sur l'essentiel, le rôle du guru ou maître spirituel est pour elles fondamental et elles visent le même but. On dirait plus justement qu'elles se complètent, voire se recoupent. Certains de leurs grands philosophes dont le plus illustre, Abhinavagupta, se firent initier à plusieurs d'entre elles.


Nous avons déjà entrevu l'école Spanda fondée par Vasugupta, vrai pilier du Trika/2, qui décèle la vibration (spanda) à l’oeuvre sous différents aspects dès l'origine et partout. Indiquons brièvement que l'école Kula, la plus tantrique, magnifie l'Energie sous toutes ses formes et saisit la totalité (kula) en chaque chose. Mais deux autres courants vont retenir notre attention : l'école Krama qui illustre le thème du graduel et l'école Pratyabhijña, celui du spontané.

Dans l'école appelée Krama, terme qui évoque une succession temporelle, une gradation, un cycle, ou encore Mahartha, de grand sens, de sens absolu, telle que la décrit Abhinavagupta, on préconise une avancée progressive qui couvre tous les échelons de la manifestation et d'autre part l'accent porte sur la Réalité ultime en tant qu'Energie : la Déesse à tout instant engendre l'univers et le résorbe dans la Splendeur première (bhasá). Selon un symbole que, dans sa perspective dynamique, l'école privilégie, l'ineffable Roue de la Conscience à mille rayons, c'est-à-dire infinie, contient en elle, sous forme de roues


1 Cf. par exemple " Kulayiiga, sacrifice ésotérique" , extraits du chapitre XXIX du Tantráloka d'Abhinavagupta cités dans La Kundalinii , op. cit. pp. 207 sq. Cet aspect de l'enseignement n'est pas à l'abri de fausses interprétations et d'abus —ce qui ne concerne en rien Lalla.

2 Cf. ici p. 11 sur Vasugupta et p. 140 sq. sur la Conscience.

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concentriques, tous les aspects de la Réalité : la roue intérieure de pure intuition puis, en allant vers la périphérie, les trois plans que constituent la roue du sujet connaissant, lequel est symbolisé par le feu (agni), la roue de la connaissance symbolisée par le soleil (sûrya), la roue de l'objet connu ou lune (soma).

La roue de la connaissance qui, en quelque sorte, jette un pont entre le sujet et l'objet peut symboliser à elle seule toute la réalité; tel est le cas de la Roue des douze kali, énergies divines qui ne sont autres que des aspects de l'Energie unique : "Ô Déesse, gloire à Ta forme sans forme et forme du triple univers [...]", chante Sivánandanátha, le fondateur de l'école, dans son Snkálikástotral. Pour réaliser le déploiement et le reploiement de l'univers, quatre oeuvres -émanation, maintien, résorption, "indicible" ou repos total- sont effectuées chacune par l'une des douze káli sur chacun des trois plans de la réalité et ce, dans la liberté et la joie parfaites de qui demeure au Centre de la Roue.

Sur le chemin de la libération, la Roue des kali offre au yogin avancé une pratique mystique qui lui permet le retour au Centre grâce à des cycles de résorptions, lesquelles correspondent à des vides étagés. Prenons garde aux sens du mot `vide'. A l'origine, à l'aube de la manifestation, "Paramasiva fulgure d'abord en tant que Lumière consciente sous l'aspect de Vide par-delà tout vide (súnyatisunya) [... ]. Puis il se déploie en révélant les mondes [...]", dit Ksemarája/ 2. Et sur le chemin du retour, le yogin doit abandonner le vide passif, stérile, afin de parvenir au vide "indicible" (aiikhya).

D'abord, sur le plan le plus extérieur (à la périphérie), grâce à l'incandescence du Quatrième état né du souffle vertical, le monde de l'objet connu est résorbé dans la connaissance. Sur le plan intermédiaire, la connaissance est résorbée dans le sujet connaissant. Et sur ce plan enfin, le sujet connaissant encore limité va être résorbé dans le Sujet universel. Alors celui-ci s'absorbe dans la Conscience absolue, la douzième káli qui est à


I Qui est l'un de ces Hymnes aux Káli traduits et analysés en profondeur par L. Silburn. Cf. pp. 95-102 pour une introduction à l'hymne et pp. 103107 quant à l'hymne lui-même.

2 H.K., op. cit. p. 23.

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la fois l'origine et la fin de toutes les autres et dont le nom, "Féroce-Effroyable-Terrible-Très redoutable"' traduit l'effroi qu'inspire l'Indifférencié, car à Lui rien n'échappe, pas même le Temps, englouti lui aussi au cours de la pratique. Mais les hymnes négligent le côté négatif de ces résorptions pour célébrer au contraire l'abolition des obstacles et la réalisation plénière.

En effet, en celle-ci la dualité ayant disparu, le monde des formes est définitivement imprégné de Lumière, et sahaja souverainement établi.

Au XIIe siècle, l'école Krama gagna des centres shivaïtes au sud de l'Inde où fut conçue par Goraksa, appelé aussi Mahesvaránanda, la Maharthamañjarn qui offre une synthèse des différents courants.

La richesse du Krama tient à une gradation qui permet au yogin l'exploration de tous les niveaux possibles. Néanmoins chaque kali, puisqu'elle sort du Centre et finalement y retourne, peut permettre l'échappée libératrice et de rares adeptes réussissent en effet à brûler des étapes.

La grandeur d'une autre école tient au contraire à l'instantanéité :

L' école Pratyabhijña, ou de la "Reconnaissance", fondée vers la fin du IXe siècle par Somananda (auteur de la Sivadrsti, texte plus tard commenté par Abhinavagupta), se développa avec son éminent fils spirituel, Utpaladeva.

Cette école fournit un moyen radical de progrès, laissons-nous guider par une allégorie pour en découvrir la clé :


1 Mabjbhaira vacarra'ograghorakáll . Chaque terme correspond à une résorption particulière: la Féroce résorbe le cercle de l'objet connu, l'Effroyable, celui des instruments de connaissance, la Terrible, celui de la pure connaissance et la Très Redoutable résorbe absolument tout. Cf. H.K., pp. 186-190.

2 La MahArtharnañjari de Mahesvarananda avec des extraits du Parimala. I.C.I. fasc. 29, 1968, rééd. 1995. Dans l'Introduction de cet ouvrage, L. Silburn non seulement étudie le système Krama-Mahártha mais elle définit aussi les écoles Kula et Pratyabhijñá, pp. 14-22. Et elle expose les voies de libération, rapportant les coordinations suivantes : non-voie de la prise de conscience ultime et école Pratyabhijñá, voie de Siva et école Kula, voie de l'Energie et école Krama-Mahártha, pp. 44-50.

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"De même qu'un roi, maître de la terre entière, dans l'exultation joyeuse que lui cause sa puissance, se livre par jeu aux activités d'un simple fantassin dont il remplit les devoirs, ainsi le Tout-puissant dans sa joie exubérante se plaît aux formes multiples de l'univers"'.

Bientôt le roi se prend à son jeu, il oublie sa souveraineté, il a la certitude d'être un fantassin et il souffre de son impuissance, de ses limites -telle est la condition humaine. Comment abattre les murs de cette prison ? Ce n'est pas en s'appuyant sur ses manques et ses imperfections que le fantassin pourra se libérer. Citons ici Lilian Silburn :

"Mais qu'[il] rencontre un souverain et le reconnaisse pour tel, ou que la souveraineté surgisse en lui et se révèle spontanément, alors, dans un extraordinaire lâcher prise qui l'arrache à son moi, sa conscience limitée s'abolit dans l'émergence du Soi universel. Dans l'éblouissement d'une libre prise de conscience, il reconnaît le souverain qu'il est, qu'il a toujours été. C'est alors dans la plénitude de la félicité et de la connaissance qu'il jouit de sa souveraineté retrouvée; il l'exerce pleinement et, pour l'avoir oubliée dans l'exubérance de son jeu, il en sait le prix" /2.

Dans un tel contexte, l'accent ne porte ni sur des pratiques concrètes ni sur les diverses réalisations accomplies pendant le cheminement. L'essentiel est de faire naître l'intuition juste, car, grâce à l'intensité de leur élan d'amour, certains fidèles peuvent obtenir la libération instantanée par une seule mais prodigieuse prise de conscience, la "reconnaissance" de leur vraie nature.


Évoquons enfin un symbole qui se retrouve plus ou moins dans les diverses écoles, celui du Coeur.

"Parce qu'elle est par nature prise de conscience globale [de Soi], la [Conscience] possède comme telle une résonance spontanée (dhvani) perpétuellement jaillissante, dite grand Coeur suprême", écrit Abhinavagupta. Et encore : "Ce coeur éternel sans


1 Sivadrsti de Sománanda, chap. I, st. 37b-38 citées dans SK. p.198.

2 In Les Voies de la mystique, op. cit. p. 143. En note, une comparaison avec un passage de Maître Eckhart évoqué ici p. 133..

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égal est le centre immobile et vibrant de la Conscience, réceptacle universel où naissent et se résorbent tous les univers" /1.

Le célèbre triangle du Coeur est le siège des trois énergies de Siva -volonté, connaissance, activité- correspondant aux trois plans de la réalité qui ont été définis plus haut ainsi qu'aux diverses triades qui en découlent et qui justifient le nom de Trika /2.

Revenons à Lalla. Le thème de la "Reconnaissance" (de l'Un), tantôt en tant que quête, tantôt comme réalisation, se dégage avec force de l'ensemble de ses quatrains, même si le terme n'est explicitement mentionné qu'un petit nombre de fois. Et pour notre poétesse comme pour l'école Pratyabhijña, l'amour est l'instrument par excellence du progrès, un moyen sans moyen en quelque sorte tant il tient de l'élan spontané, nullement d'une technique. Néanmoins Lalla attribue un grand rôle à l'Energie et elle recommande souvent des exercices qui en relèvent, telle la transmutation du souffle en énergie ascensionnelle ou la répétition des mantra, inscrits eux aussi dans le cadre d'une grande ferveur. On peut donc penser qu'elle était familière de l'enseignement des diverses écoles sans se réclamer d'aucune, avec pourtant une préférence pour l'inspiration de l'école de la Reconnaissance et un recours assez fréquent aux pratiques du Krama.


1 TÀ. chap. 4, st. 181b-182a pour la première citation, et une stance de la Parittrimsiká traduite dans La K. p. 21 pour la seconde.

2 Une judicieuse étude, publiée en anglais par P. E. Muller-Ortega, s'intitule : The Triadic Heart of Siva. Albany, SUNY Press, 1988.

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III. SOUFFLE ET MANTRA DANS LA POÉSIE DE LALLA

La kundalini

Dans quelque trente poèmes de Lalla, on rencontre des expressions techniques telles que souffle vertical, courants vitaux, roue supérieure, doigt (ou seizième portion) de la lune, mantra du Cygne, son inaudible, etc. qui n'ont guère de sens en français mais qui relèvent d'une pratique traditionnellement connue en Inde, adoptée non sans modifications par les écoles shivaïtes, le yoga de la kundalinf. Voici donc, à la lumière du livre de Lilian Silburn déjà mentionné : La Kundalini ou l'Energie des profondeurs, quelques définitions et un schéma d'ensemble de la pratique. Mais une présentation simplifiée de notions aussi spécifiques ne constitue qu'une approche et, de plus, une mise en garde s'impose car, loin de se confondre avec une force corporelle aisément manipulable, la kundalinf est une énergie cachée, aussi subtile et délicate que puissante et dangereuse et elle peut constituer un précieux instrument de progrès ou déstabiliser l'imprudent. Les pratiques qui en relèvent ne doivent être entreprises que par des disciples dont le maître excelle en ce yoga et qui sont déjà familiers du domaine de l'Intériorité, ce domaine auquel Lalla avait accédé en entendant la parole de son guru ; elles ne doivent pas être dissociées d'une quête spirituelle bien orientée. Très heureux et très rares sont les adeptes qui parviennent jusqu'au but.


"L'éveil de la kundalinf est, en quelque sorte, l'éveil de l'énergie cosmique qui gît, latente, en chaque être humain, une telle énergie étant à la source de tous les pouvoirs, de toute la force, de toutes les formes de vie dont il est capable", écrit L. Silburn (p. 17). Et elle en distingue les deux aspects, corrélés aux "deux courants qui régissent la vie" : pi na, souffle, énergie vitale, et virya ,"efficience virile au sens large". Viryakundalíni et pránakundalini doivent finalement fusionner.

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Lalla parle, non de kundalinf mais de souffle car la pratique qu'elle recommande relève d'abord de pránakundalini.


La grande énergie, qui a d'abord répandu la vie à tous les niveaux de la personne, demeure ensuite immobile au "centre radical" au bas du tronc, tel un serpent enroulé, endormi, inerte, et c'est pourquoi on l'appelle kundalini, c'est-à-dire l'annelée ou la lovée; elle recèle alors, comme un poison, toutes les imprégnations inconscientes' et les tendances de l'individu. Il faudra obtenir qu'elle s'éveille, se redresse et s'élève, devenant ainsi énergie ascensionnelle, pour perdre sa nocivité et recouvrer au terme de son ascension toute son immense puissance bénéfique en déployant sa nature divine universelle. Elle est dite alors "suprême" : parakundalini.


Avant d'aborder ce parcours, précisons que la montée s'effectue de roue en roue. Le mot sanskrit cakra signifie "cercle", "roue", et il est bon de le rendre quelquefois par "centre". Ces roues comportent à la périphérie des éléments subtils correspondant aux phonèmes, puis des rayons qui sont des résonances, náda, allant du centre à la périphérie ou inversement, enfin, au centre, le bíndu, point sans étendue qui symbolise Siva. Par la pratique, toutes les énergies en jeu à un niveau donné sont rassemblées au centre et résorbées dans le bindu. Puis les bindu des différentes roues seront unifiés par l'énergie qui parvient au sommet (p. 49).


Esquissons maintenant la montée de l'énergie dans l'ensemble de son parcours. Le point de départ se situe dans le centre radical au bas du tronc où la kundalinf est endormie. Elle s'éveille et vibre lorsqu'elle est barattée par le bindu, Siva, l'image traditionnelle du barattage évoquant la friction des deux morceaux de bois qui servent à allumer le feu sacrificiel. Lorsque des étincelles ( bindu) apparaissent, elle se dresse toute droite et commence à


1 Vasanâ, vestiges laissés par les expériences passées (y compris au cours d'existences antérieures). Ces maîtres connaissaient bien ce que nous appelons le subconscient.


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s'élever dans la voie médiane subtile (susumná) qui relie ce centre au sommet de la tête.

Elle arrive d'abord à la roue du nombril, dite à dix rayons car de là surgissent les dix principaux canaux, ou plutôt courants, vitaux (nádi) dont les trois premiers sont le souffle inspiré, le souffle expiré, et la voie médiane. Les nids parcourent tout le corps et leur nombre atteint, dit-on, soixante-douze mille.

Puis elle s'élève jusqu'à la roue du coeur où elle devient très subtile. Ce centre revêt une importance toute particulière eu égard au souffle.

Le centre suivant, celui de la gorge, est un lieu de purification accélérée.

La kundalini gagne alors le centre intersourcilier, comparé à une digue tant il est difficile à franchir. La digue une fois brisée se transforme en pont, un bíndu, point sans dimension mais intensément lumineux, apparaît et l'énergie peut se diffuser jusqu'au brahmarandhra, "orifice du brahman ; situé au sommet du crâne, aussi appelé dvádasanta, "fin de douze largeurs de doigt" (la distance à la surface du crâne qui le sépare du centre intersourcilier) et là, règne le Soi. Au-delà, le suprême dvadasanta "est connu uniquement par celui qui s'est identifié à Siva omnipénétrant. Il ne relève plus du corps, c'est le dvádasánta cosmique, ou sahasrara, roue à mille rayons, c'est-à-dire aux innombrables énergies, resplendissant, éternellement présent, qu'aucun effort ne permet d'atteindre, car il est la nature même des choses (svábhávika )." (Pp. 47-48.) Lalla évoque souvent tel ou tel aspect de ce sommet et elle mentionne explicitement la roue supérieure aux quatrains 84, 85, 89 et 96.

Tel est le schéma d'ensemble de la montée avec les principaux centres. Mais l'énergie peut s'éveiller à tous les centres et "c'est du coeur qu'elle s'ébranle de préférence car, d'après Abhinavagupta, le brassage des souffles puis leur fusion s'effectuent dans le coeur" (pp. 44-45). Les dits de Lalla illustrent parfaitement cette observation.

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Le souffle

Soulignons tout d'abord que le yoga du souffle ne constitue nullement pour notre poétesse mystique une pratique isolée. Il s'inscrit dans la grande quête qui sous-tend chaque vers de ses quatrains, cette orientation fervente de tout l'être vers l'Un.

Au début, après avoir "tué les démons assassins" (quat. 23), il faut calmer et unifier la personne, et dans ce but maîtriser la pensée, ce coursier vagabond, cet âne, ce nourrisson agité (quatrains 77, 70, 71). Pour réaliser pareil exploit, aussi difficile qu'indispensable, les pratiques relatives au souffle sont d'un grand secours, mais il ne suffit pas d'apaiser la pensée, il faut aller beaucoup plus loin et la montée s'achèvera en unmaná , non-mental, connaissance au-delà de la pensée.


Prâna , le souffle, est un aspect de l'énergie. Le terme s'applique en un sens restreint au souffle expiré, en un sens plus large au souffle en général, à la respiration (avec ses deux souffles) mais beaucoup plus fondamentalement, il implique vie, énergie vitale, conscience, l'accent pouvant porter sur tel ou tel aspect selon le niveau envisagé. La pratique mettant en jeu le souffle comme práaakundalini consiste précisément à le purifier et à l'affiner de telle sorte qu'échappant à la dualité il recouvre sa nature subtile de conscience.

Le point de départ de la pratique touche à la fois le souffle expiré (prana) et le souffle inspiré (apana) qui, au cours de la respiration ordinaire, sont irréguliers, déséquilibrés et circulent en deux courants (nâdi) situés de chaque côté de la voie médiane; le but est de les transmuter en un souffle puissant et subtil qui pourra entrer et s'élever dans cette voie.

L'adepte concentre d'abord sa conscience sur ses deux souffles et, en une profonde absorption, il les recueille en quelque sorte, les rassemble, les brasse (les baratte), les intériorise. Prápa et apecina finalement s'équilibrent et s'unifient à la jonction : ainsi naît, dans le vide de la voie médiane, un souffle unique et affiné dit souffle égal, sazngna . Là, il s'élève en devenant le souffle vertical, udana. La transmutation des deux

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souffles ordinaires en souffle égal puis en souffle vertical a lieu dans la roue du coeur. Lorsqu'il est totalement purifié au terme de la montée, dans le vide parfait de toute dualité, ce souffle devient omnipénétrant, vyána, et c'est le cinquième (cf. pp. 57-58).

On voit que les souffles ordinaires, en tant que duels, déséquilibrés, instables (ce qu'ils sont vraiment pour qui connaît le souffle subtil) ont disparu. C'est sans doute ce qu'il faut comprendre lorsque les textes mentionnent "l'arrêt" du souffle. Toutefois la respiration n'est pas longtemps suspendue et, lorsqu'elle reprend, elle est devenue fine, à peine perceptible, légère, unie, comme fondue dans un espace infini de bien-être et de délicatesse.

Au quatrain 78, Lalla développe l'image d'un soufflet. Lorsqu'on déploie un soufflet, on admet l'air ambiant à l'intérieur d'une chambre close à travers des trous situés sur les côtés et munis de valves qui se referment. Lorsqu'on le reploie, cet air maintenant confiné est rassemblé, comprimé et propulsé dans l'orifice unique du tuyau, au milieu de l'une des extrémités. En somme, au moyen d'un processus de concentration et de brassage, l'air ambiant a été transformé en un souffle unique, l'air inerte en un courant puissant.

Quant au souffle humain, par son entrée dans le tuyau du soufflet ou voie médiane et sa suspension, il faut entendre l'effacement des deux souffles ordinaires au profit du souffle unique, égal, qui entre dans ce courant au niveau de la roue du coeur, puis s'élève comme souffle vertical. Maintenant s'allume la lampe de la connaissance qui, tout en évoquant la lampe d'adoration dans les sanctuaires, révèle le Soi. Ecoutons Ksemarája : "...dans la caverne où fleurit le lotus du coeur, les ténébres aveuglantes se dispersent et jaillit la pousse de la Science immaculée; c'est elle qui, même chez un être asservi, peut engendrer la souveraineté"/1. Lalla diffuse en effet cette "intime lumière" partout, jusque dans les ténèbres du monde objectif qui


I Avant cette phrase, Ksemarája vient de décrire l'interruption des deux souffles grâce à l'énonciation d'un phonème sans voyelle. (La K. pp. 59-60.)

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alors s'abolissent; toutes affaires cessantes, toute pensée effacée, elle peut étreindre la Réalité : Siva omniprésent se révèle, la roue cosmique est atteinte. Si une telle interprétation est exacte, ce poème apparaît comme l'un de ceux dans lesquels la poétesse mystique condense en quatre vers l'ensemble de la réalisation.


Au quatrain 80, elle évoque le "doigt" de la lune, partie de la lune cachée pendant la quinzaine sombre et qui apparaît bientôt à nouveau, autre image de la Réalité qui se révèle au libéré vivant. Aux quatrains 81, 85, le "doigt de la lune" s'écoule en nectar, nectar déjà évoqué au double quatrain 38-39. Que faut-il entendre?

Si le "doigt" en astronomie occidentale ancienne est la douzième partie du diamètre apparent de la lune ou du soleil, ici, sheshi-kal est une kalá, une partie ou portion lunaire, la seizième, à la fois partie invisible de la lune et son substrat, substrat grâce auquel les quinze autres parties, après qu'elles aient graduellement disparu, dévorées par Ráhu, le démon de l'occultation, sont régénérées jusqu'à la pleine lune, le démon étant alors à son tour avalé. Cette portion cachée, qui est aussi le substrat, symbolise la réalité du Soi, habituellement non manifestée mais qui se révèle au terme de la montée.

Quant au "nectar", il y a un jeu de mots en sanskrit. Soma est à la fois un nom de la lune et celui d'une plante qui, pressurée, donne l'ambroisie ou nectar du même nom. Or, la lune est le symbole de l'objet connu, en l'occurence de l'univers. Lorsque la larndahni est parvenue au brahmarandhra, sous l'effet conjugué de la connaissance et du suprême Sujet connaissant (soleil et feu) l'univers apparaît comme transfiguré -telle est "la splendeur lunaire"- car le yogin à présent libéré le voit dans sa réalité profonde, toute illusion, toute confusion, toute pensée dualisante évanouies. Soma symbolise ici le frais nectar de la félicité qu'il éprouve. C'est cette félicité qui inonde Lalla parvenue à la non-dualité.

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Des mantra au son inaudible

L'aspect phonique de la manifestation a mis en évidence l'importance de la vibration quant au son et nous avons vu que les centres ou roues, étagés le long de la voie médiane, comportent des énergies subtiles correspondant aux phonèmes à la périphérie, et des rayons qui sont des résonances, ngda. Toutes ces vibrations sonores sont douées d'une efficience que la pratique des mantra met en jeu, pratique dont Lalla et ses amis ou disciples étaient familiers.

Lalla recommande surtout deux mantra : HAMSA ou le mantra du Cygne et OM, que l'on peut aussi transcrire AUM. Finalement, elle montre comment les mantra peuvent conduire à anáhata, le son non issu de percussion, inaudible, éternel, source et support de tous les sons et de tous les mantra, et donc aboutir à la Roue supérieure, le brahmarandhra.


En ce qui concerne le premier mantra, brièvement défini en note au quatrain 86, voici quelques précisions. HA correspond au souffle inspiré et à Siva, SA au souffle expiré et à l'Energie, les deux fusionnant en M, le bindu . La formule implique donc simultanément et une respiration complète et le jeu de la manifestation. Le sens est aham-sa, "je suis Lui". Et hamsa veut dire "cygne", le cygne étant considéré comme habile à extraire le lait hors d'un mélange d'eau et de lait. Il symbolise Siva qui tire "la Sapience sivaïte immaculée [...] des eaux de l'illusion"1. A chaque respiration jour et nuit, le mantra informulé du Cygne exprime spontanément la ferveur d'un yogin ardent, parfaitement concentré. Lalla l'évoque également au double quatrain 38-39 et au 145.


1 Bhattanáráyana, v. 10 du Stavacintámani dans La Bhakti (pp. 42-44). Dans son Introduction, L. Silburn souligne la corrélation entre voie du Cygne et souvenir constant de Siva. Cette dernière réalisation ne comportant pas de termes techniques n'a pas à être élucidée ici, mais rappelons l'importance que lui accorde Lalla. Sur HAMSA, cf. V.Bh. st. 155bis-156, et le TantrAloka, Voie de l'Energie, chap. 4, st. 135-136. Cf. aussi E.P. pp. 209-211 et 217-218.

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Les quatrains 88, 89, 90, 91 et 101 évoquent OM. La syllabe OM, déjà attestée dans la liturgique védique, est célébrée dans les anciennes Upanisad : Katha ou Maitrayani. Et dans la première stance de la Mándûkya, il est dit : "[...] cette syllabe OM, c'est le tout : [... ] ce qui a été, ce qui est, ce qui sera, tout cela est le phonème OM. Et ce qui, en outre, est au delà des trois temps, cela aussi est le phonème OM"1.

On la retrouve dans maintes écoles hindouistes de yoga et le shivaïsme du Cachemire lui accorde une place importante. Par cette syllabe on passe du concret au subtil, du son à la conscience selon un processus associé à celui du souffle. Ce processus d'affinement s'effectue lors d'une montée en douze étapes que je vais résumer d'après un exposé de L. Silburn /2.

Les trois premières correspondent à l'émission de 1) A dans le coeur, 2) U dans la gorge, 3) M à la voûte du palais. 4) nasalité prolongeant M; ce bindu, "goutte" d'énergie très concentrée, point lumineux entre les sourcils, se divise en 5) et 6) : deux phonèmes qui ne sont que souffle. Avec 7) /Mda, on arrive à une "résonance" éminemment subtile qui s'étend du milieu du front jusqu'au sommet de la tête et qui se perd en 8) nadánta , "fin de la résonance", dans le brahmarandhra.

Ce qui avait été une syllabe, un son, une résonance inaudible achève de se dissoudre en l'Energie en tant qu'elle est 9) créatrice, 10) omnipénétrante, 11) impassible et égale (n'ayant plus le désir de créer). Le yogin est devenu le pur Sujet.

Enfin 12) umnana transcende la pensée, c'est la Réalité ultime et le yogin parvenu là s'identifie au "Sujet suprême et universel".

André Padoux définit le sens de OM, les étapes de la montée, unmaná, puis il ajoute : "Quant au yogin, la conscience totalement épurée, il est parvenu, selon les termes du commentaire [par Ksemaraja] du Svacchanda Tantra, à la fusion totale avec le suprême Bhairava qui n'est qu'une masse

1 Mándúkya Upanisad et Káriká de Gaudapàda. Tr. Ém. Lesimple. Paris, Adrien-Maisonneuve, I944, p. 19.

2 SSv. pp. 166-169 avec une fine analyse de la différence entre les deux dernières étapes. Voir aussi La K. pp. 68-69, ou encore V.Bh. pp. 48-51.

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indivisible de Conscience et de béatitude. Il est remonté jusqu'à la source de la Parole, peut-être même à un au-delà de la Parole, à une Parole qui est non-Parole, à l'énergie première qui forme la nature profonde du mantra. Il est parvenu à la pure Conscience indifférenciée [...] »/1.


L'aperçu qui vient d'être donné de la montée de OM montre l'importance, à ce sommet, d'une part de anáhata par lequel on passe d'un son de plus en plus subtil à ce qui précède le son, et d'autre part de unmaná qui joue un rôle parallèle en ce qui concerne la pensée.

De cette importance, Lalla témoigne. Elle illustre l'émission de l'univers par une métaphore audacieuse et pittoresque: au double quatrain 93-94, le cheval qui symbolise la manifestation a pour cavalier le son inaudible.

Et lors du cheminement inverse, sur la voie du retour à la source (que ladite métaphore sous-entend peut-être), que faut-il comprendre lorsque, au quatrain 97, elle entend "résonner la cloche de vérité"? Une stance du Vijñána Bhairava fournit la réponse :

"Il accède au brahman suprême celui qui baigne dans le brahman-Son, l'ameata [logé] dans le réceptacle de l'oreille, son ininterrompu, précipité comme un fleuve." (St. 38.)

En effet, le son inarticulé, né dans l'espace (kha) du coeur, devient en l'homme, au niveau de l'oreille, une résonance continue, sans cause physique, qui est d'ailleurs attestée par des mystiques occidentaux. A partir de là, notre poétesse va pouvoir pénétrer "l'Espace et la Lumière".

Au quatrain 96, pour caractériser le libéré qui est "lui-même le Soi divin", elle lui reconnaît trois traits distinctifs : au premier vers, la roue supérieure est chez lui éveillée et Dieu y réside; au deuxième vers, sa respiration est portée par anáhata; au troisième vers, tout ce que la pensée édifie l'abandonne. Ce dernier vers mérite un éclaircissement. Il ne concerne pas un arrêt passager du


1 E.P. p. 229, le sens de OM et sa montée étant envisagés pp. 225-230, et le bíndu p. 227. Voir aussi p. 193 sq.

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vagabondage de la pensée (le coursier n'a plus à être tenu en bride puisqu'il s'en est allé) mais un dépassement bien plus marquant, définitif : unmaná s'instaure, c'est-à-dire que disparaissent non seulement la pensée dualisante mais jusqu'aux traces de dualité qui pouvaient demeurer dans l'inconscient, et le Soi cosmique est atteint.

Mahesvaránanda, dans sa MahMrthamañjari, définit bien la nature profonde du mantra, en particulier dans le commentaire au verset 49, appuyé sur de nombreux textes. "Le mantra n'est pas une combinaison de phonèmes, ni le corps du [dieu] à dix bras ou à cinq visages. Le mantra est la fulguration de la résonance subtile se produisant au tout début de l'intention [de le formuler)" selon le Rájarajabhattáraka Et "le Sarvajñánottara met en garde contre la confusion du mantra récité -simple assemblage de mots dépourvus d'efficience- et le mantra intérieur qui n'est pas une récitation mais une vibration de la conscience". Abhinavagupta pose aussi l'identité conscience-mantra : "La Bienheureuse énergie de la Conscience, dit-il, est elle-même la formule". Voilà ce qu'il faut entendre au troisième vers du quatrain 89 où Lalla évoque "celui qui porte dans son coeur cet unique mantra".

Et lorsque, dans la suite de ce commentaire, on lit : "Tout ce que profère le libéré vivant est parole sacrée. Les moindres mots de sa conversation ordinaire sont des mantra doués d'omniscience et de puissance comme Siva même et rendus denses par la réalité qu'ils expriment"/1, on se souvient du dernier poème de Lalla/2.

I Toutes les citations de ces deux derniers paragraphes sont extraites de

M.M. pp.154-156.

2 Et des paroles de Syméon le Nouveau Théologien, rapportées ici p. 136.


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BIBLIOGRAPHIE

DES PRINCIPAUX OUVRAGES

Au Cachemire

Editions et traductions des poèmes de Lalla

(dans un ordre approximativement chronologique)

[omission des références tables etc]

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fin

1Notes généralement omises.

2 Nombreuses notes résumées ou omises. Regroupement par vers.

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